Nicolas Diat et Cardinal Robert Sarah
Pour Benoît XVI, artisan incomparable de
la reconstruction de l’Église.
Pour François, fils fidèle et dévoué de saint Ignace.
Pour les prêtres du monde entier, en action de grâce à l’occasion de mon Jubilé d’or sacerdotal.
Pour François, fils fidèle et dévoué de saint Ignace.
Pour les prêtres du monde entier, en action de grâce à l’occasion de mon Jubilé d’or sacerdotal.
« Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? »
Lettre de saint Paul aux Romains
Hélas,
Judas Iscariote
« Si eux se taisent, les pierres crieront » (Lc 19,
40).
« Un traître est un homme qui jure et qui ment. »
William Shakespeare, Macbeth
Pourquoi prendre
à nouveau la parole ? Dans mon dernier livre, je vous invitais au silence. Pourtant,
je ne peux plus me taire. Je ne dois plus me taire. Les chrétiens sont désorientés.
Chaque jour, je reçois de toute part les appels au secours de ceux qui ne savent
plus que croire. Chaque jour, je reçois à Rome des prêtres découragés et blessés.
L’Église fait l’expérience de la nuit obscure. Le mystère d’iniquité l’enveloppe
et l’aveugle.
Quotidiennement nous
parviennent les nouvelles les plus terrifiantes. Il ne passe pas une semaine sans
qu’un cas d’abus sexuel ne soit révélé. Chacune de ces révélations vient lacérer
notre cœur de fils de l’Église. Comme le disait saint Paul VI, les fumées de Satan
nous envahissent. L’Église, qui devrait être un lieu de lumière, est devenue un
repaire de ténèbres. Elle devrait être une maison de famille sûre et paisible, et
voilà qu’elle est devenue une caverne de brigands ! Comment pouvons-nous supporter
que parmi nous, dans nos rangs, se soient introduits des prédateurs ? Nombre de
prêtres fidèles se comportent chaque jour en bergers attentionnés, en pères pleins
de douceur, en guides fermes. Mais certains hommes de Dieu sont devenus les agents
du Mauvais. Ils ont cherché à souiller l’âme pure des plus petits. Ils ont humilié
l’image du Christ présente en chaque enfant.
Les prêtres du monde entier se sont sentis humiliés et trahis par tant d’abominations.
À la suite de Jésus, l’Église vit le mystère de la flagellation. Son corps est lacéré.
Qui porte les coups ? Ceux-là même qui devraient l’aimer et la protéger ! Oui, j’ose
emprunter les mots du pape François : le mystère de Judas plane sur notre temps.
Le mystère de la trahison suinte des murs de l’Église. Les abus sur les mineurs
le révèlent de la manière la plus abominable. Mais il faut avoir le courage de regarder
notre péché en face : cette trahison-là a été préparée et causée par beaucoup d’autres,
moins visibles, plus subtiles mais tout aussi profondes. Nous vivons depuis longtemps
le mystère de Judas. Ce qui apparaît désormais au grand jour a des causes profondes
qu’il faut avoir le courage de dénoncer avec clarté. La crise que vivent le clergé,
l’Église et le monde est radicalement une crise spirituelle, une crise de la foi.
Nous vivons le mystère d’iniquité, le mystère de la trahison, le mystère de Judas.
Permettez-moi de méditer avec vous sur la figure de Judas. Jésus l’avait appelé
comme tous les apôtres. Jésus l’aimait ! Il l’avait envoyé pour annoncer la Bonne
Nouvelle. Mais peu à peu le doute s’est emparé du cœur de Judas. Insensiblement,
il s’est mis à juger l’enseignement de Jésus. Il s’est dit : ce Jésus est trop exigeant,
peu efficace. Judas a voulu faire advenir le Royaume de Dieu sur la terre, tout
de suite, par des moyens humains et selon ses plans personnels. Pourtant, il avait
entendu Jésus lui dire : « Vos pensées ne sont pas mes pensées, vos voies ne sont
pas mes voies » (Is 55, 8). Judas s’est malgré tout éloigné. Il n’a plus écouté
le Christ. Il ne l’a plus accompagné dans ces longues nuits de silence et de prière.
Judas s’est réfugié dans les affaires du monde. Il s’est occupé de la bourse, de
l’argent et du commerce. Le menteur continuait à suivre le Christ, mais il n’y croyait
plus. Il murmurait. Le soir du Jeudi Saint, le Maître lui a lavé les pieds. Son
cœur devait être bien endurci pour ne pas se laisser toucher. Le Seigneur était
là devant lui, à genoux, serviteur humilié, lavant les pieds de celui qui devait
le livrer. Jésus a posé sur lui une dernière fois son regard plein de douceur et
de miséricorde. Mais le diable s’était déjà introduit dans le cœur de Judas. Il
n’a pas baissé les yeux. Intérieurement, il a dû prononcer l’antique mot de la révolte
: « non serviam », « je ne servirai pas ». Lors de la Cène, il a communié
alors que son projet était arrêté. Ce fut la première communion sacrilège de l’histoire.
Et il a trahi.
Judas est pour l’éternité le nom du traître et son ombre plane aujourd’hui sur
nous. Oui, comme lui, nous avons trahi ! Nous avons abandonné la prière. Le mal
de l’activisme efficace s’est infiltré partout. Nous cherchons à imiter l’organisation
des grandes entreprises. Nous oublions que seule la prière est le sang qui peut
irriguer le cœur de l’Église. Nous affirmons que nous n’avons pas de temps à perdre.
Nous voulons employer ce temps à des œuvres sociales utiles. Celui qui ne prie plus
a déjà trahi. Déjà, il est prêt à toutes les compromissions avec le monde. Il marche
sur la voie de Judas.
Nous tolérons toutes les remises en cause. La doctrine catholique est mise en
doute. Au nom de postures soi-disant intellectuelles, des théologiens s’amusent
à déconstruire les dogmes, à vider la morale de son sens profond. Le relativisme
est le masque de Judas déguisé en intellectuel. Comment s’étonner lorsque nous apprenons
que tant de prêtres brisent leurs engagements ? Nous relativisons le sens du célibat,
nous revendiquons le droit à avoir une vie privée, ce qui est contraire à la mission
du prêtre. Certains vont jusqu’à revendiquer le droit à des comportements homosexuels.
Les scandales se succèdent, chez les prêtres et chez les évêques.
Le mystère de Judas s’étend. Je veux donc dire à tous les prêtres : restez forts
et droits. Certes, à cause de quelques ministres, vous serez tous étiquetés comme
homosexuels. On traînera dans la boue l’Église catholique. On la présentera comme
si elle était entièrement composée de prêtres hypocrites et avides de pouvoir. Que
votre cœur ne se trouble pas. Le Vendredi Saint, Jésus était chargé de tous les
crimes du monde, et Jérusalem hurlait : « Crucifie-le ! Crucifie-le ! » Nonobstant
les enquêtes tendancieuses qui vous présentent la situation désastreuse d’ecclésiastiques
irresponsables à la vie intérieure anémiée, aux commandes du gouvernement même de
l’Église, restez sereins et confiants comme la Vierge et saint Jean au pied de la
Croix. Les prêtres, les évêques et les cardinaux sans morale ne terniront en rien
le témoignage lumineux des plus de quatre cent mille prêtres à travers le monde
qui, chaque jour et dans la fidélité, servent saintement et joyeusement le seigneur.
Malgré la violence des attaques qu’elle peut subir, l’Église ne mourra pas. C’est
la promesse du Seigneur, et sa parole est infaillible.
Les chrétiens tremblent, vacillent, doutent. J’ai voulu ce livre pour eux. Pour
leur dire : ne doutez pas ! Tenez ferme la doctrine ! Tenez la prière ! J’ai voulu
ce livre pour réconforter les chrétiens et les prêtres fidèles.
Le mystère de Judas, le mystère de la trahison, est un poison subtil. Le diable
cherche à nous faire douter de l’Église. Il veut que nous la regardions comme une
organisation humaine en crise. Pourtant, elle est tellement plus que cela : elle
est le Christ se continuant. Le diable nous pousse à la division et au schisme.
Il veut nous faire croire que l’Église a trahi. Mais l’Église ne trahit pas. L’Église,
pleine de pécheurs, est elle-même sans péchés ! Il y aura toujours assez de lumière
en elle pour ceux qui cherchent Dieu. Ne soyez pas tentés par la haine, la division,
la manipulation. Il ne s’agit pas de créer un parti, de nous dresser les uns contre
les autres : « Le Maître nous a mis en garde contre ces dangers au point de rassurer
le peuple, même à l’égard des mauvais pasteurs : il ne fallait pas qu’à cause d’eux
on abandonnât l’Église, cette chaire de la vérité […] Donc ne nous perdons pas dans
le mal de la division, à cause de ceux qui sont mauvais », disait déjà saint Augustin
(lettre 105).
L’Église souffre, elle est bafouée et ses ennemis sont à l’intérieur. Ne l’abandonnons
pas. Tous les pasteurs sont des homme pécheurs, mais ils portent en eux le mystère
du Christ.
Que faire alors ? Il ne s’agit pas de s’organiser et de mettre en œuvre des
stratégies. Comment croire que par nous-même nous pourrions améliorer les choses
? Ce serait entrer encore dans l’illusion mortifère de Judas.
Face au déferlement des péchés dans les rangs de l’Église, nous sommes tentés
de vouloir prendre les choses en mains. Nous sommes tentés de vouloir purifier l’Église
par nos propres forces. Ce serait une erreur. Que ferions-nous ? Un parti ? Un courant
? Telle est la tentation la plus grave : les oripeaux de la division. Sous prétexte
de faire le bien, on se divise, on se critique, on se déchire. Et le démon ricane.
Il a réussi à tenter les bons sous l’apparence du bien. Nous ne réformons pas l’Église
par la division et la haine. Nous réformons l’Église en commençant par nous changer
nous-mêmes ! N’hésitons pas, chacun à notre place, à dénoncer le péché en commençant
par le nôtre.
Je tremble à l’idée que la tunique sans couture du Christ risque à nouveau d’être
déchirée. Jésus a souffert l’agonie en voyant par avance les divisions des chrétiens.
Ne le crucifions pas à nouveau ! Son cœur nous supplie : il a soif d’unité ! Le
diable craint d’être nommé par son nom. Il aime à se draper dans le brouillard de
l’ambiguïté. Soyons clairs. « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du
monde », disait Albert Camus.
Dans ce livre, je n’hésiterai pas à avoir un langage ferme. Avec l’aide de l’écrivain
et essayiste Nicolas Diat, sans qui peu de choses auraient été possibles et qui
a été depuis l’écriture de Dieu ou rien d’une fidélité sans faille, je veux
m’inspirer de la parole de Dieu qui est comme un glaive à deux tranchants. N’ayons
pas peur de dire que l’Église a besoin d’une profonde réforme et que cette dernière
passe par notre conversion.
Pardonnez-moi si certaines de mes paroles vous choquent. Je ne veux pas vous
endormir avec des propos lénifiants et menteurs. Je ne cherche ni le succès ni la
popularité. Ce livre est le cri de mon âme ! C’est un cri d’amour pour Dieu et pour
mes frères. Je vous dois, à vous chrétiens, la seule vérité qui sauve. L’Église
se meurt parce que les pasteurs ont peur de parler en toute vérité et clarté. Nous
avons peur des médias, peur de l’opinion, peur de nos propres frères ! Le bon pasteur
donne sa vie pour ses brebis.
Aujourd’hui, dans ces pages, je vous offre ce qui est le cœur de ma vie : la
foi en Dieu. Dans peu de temps, je paraîtrai devant le Juge éternel. Si je ne vous
transmets pas la vérité que j’ai reçue, que lui dirai-je alors ? Nous évêques devrions
trembler en pensant à nos silences coupables, à nos silences de complicité, à nos
silences de complaisance avec le monde.
On me demande souvent : que devons-nous faire ? Quand la division menace, il
faut renforcer l’unité. Elle n’a rien à voir avec un esprit de corps comme il en
existe dans le monde. L’unité de l’Église a sa source dans le cœur de Jésus-Christ.
Nous devons nous tenir près de lui, en lui. Ce cœur qui a été ouvert par la lance
pour que nous puissions nous y réfugier sera notre maison. L’unité de l’Église repose
sur quatre colonnes. La prière, la doctrine catholique, l’amour de Pierre et la
charité mutuelle doivent devenir les priorités de notre âme et de toutes nos activités.
La prière
Sans l’union à Dieu, toute entreprise d’affermissement de l’Église et de la
foi sera vaine. Sans prière, nous serons des cymbales retentissantes. Nous déchoirons
au rang des bateleurs médiatiques qui font tant de bruits et ne produisent que du
vent. La prière doit devenir notre respiration la plus intime. Elle nous remet face
à Dieu. Avons-nous un autre but ? Nous chrétiens, prêtres, évêques, avons-nous une
autre raison d’exister que de nous tenir devant Dieu et d’y conduire les autres
? Il est temps de l’enseigner ! Il est temps de la mettre en œuvre ! Celui qui prie
se sauve, celui qui ne prie pas se damne, disait saint Alphonse. Je veux insister
sur ce point, car une Église qui ne porterait pas la prière comme son bien le plus
précieux court à sa perte. Si nous ne retrouvons pas le sens des veilles longues
et patientes avec le Seigneur, nous le trahirons. Les Apôtres l’ont fait : nous
croyons-nous meilleurs qu’eux ? Les prêtres en particulier doivent absolument avoir
une âme de prière. Sans cela, la plus efficace des actions sociales deviendrait
inutile et même nocive. Elle nous donnerait l’illusion de servir Dieu alors que
nous ne faisons que l’œuvre du Mauvais. Il ne s’agit pas de multiplier les dévotions.
Il s’agit de nous taire et d’adorer. Il s’agit de nous mettre à genoux. Il s’agit
d’entrer avec crainte et respect dans la liturgie. Elle est l’œuvre de Dieu. Elle
n’est pas un théâtre.
J’aimerais que mes frères évêques n’oublient jamais leurs graves responsabilités.
Chers amis, vous voulez relever l’Église ? Mettez-vous à genoux ! C’est le seul
moyen ! Si vous procédez autrement, ce que vous ferez ne sera pas de Dieu. Seul
Dieu peut nous sauver. Il ne le fera que si nous le prions. Comme je voudrais que
s’élève du monde entier une prière profonde et ininterrompue, une louange et une
supplication adorantes. Le jour où ce chant silencieux retentira dans les cœurs,
le Seigneur pourra enfin être entendu et agir à travers ses enfants. D’ici là, nous
lui faisons obstacle par nos agitations et nos bavardages. Si nous ne posons pas,
comme saint Jean, notre tête contre le cœur du Christ, nous n’aurons pas la force
de le suivre jusqu’à la Croix. Si nous ne prenons pas le temps d’écouter les battements
du cœur de notre Dieu, nous l’abandonnerons, nous le trahirons comme le firent les
apôtres eux-mêmes.
La doctrine catholique
Nous n’avons pas à inventer et à construire l’unité de l’Église. La source de
notre unité nous précède et nous est offerte. C’est la Révélation que nous recevons.
Si chacun défend son opinion, sa nouveauté, alors la division se répandra partout.
Je suis meurtri de voir tant de pasteurs brader la doctrine catholique et installer
la division parmi les fidèles. Nous devons au peuple chrétien un enseignement clair,
ferme et stable. Comment accepter que les conférences épiscopales se contredisent
? Là où règne la confusion, Dieu ne peut habiter !
L’unité de la foi suppose l’unité du magistère dans l’espace et dans le temps.
Quand un enseignement nouveau nous est donné, il doit toujours être interprété en
cohérence avec l’enseignement qui précède. Si nous introduisons des ruptures et
des révolutions, nous brisons l’unité qui régit la sainte Église au travers des
siècles. Cela ne signifie pas que nous sommes condamnés au fixisme. Mais toute évolution
doit être une meilleure compréhension et un approfondissement du passé. L’herméneutique
de réforme dans la continuité que Benoît XVI a si clairement enseignée est une condition
sine qua non de l’unité. Ceux qui annoncent à grand fracas le changement
et la rupture sont des faux prophètes. Ils ne cherchent pas le bien du troupeau.
Ce sont des mercenaires introduits en fraude dans la bergerie. Notre unité se forgera
autour de la vérité de la doctrine catholique. Il n’y a pas d’autres moyens. Vouloir
gagner la popularité médiatique au prix de la vérité revient à faire l’œuvre de
Judas.
N’ayons pas peur ! Quel cadeau plus merveilleux offrir à l’humanité que la vérité
de l’Évangile ? Certes, Jésus es exigeant. Oui, le suivre demande de porter sa Croix
chaque jour ! La tentation de la lâcheté est partout. Elle guette en particulier
les pasteurs. L’enseignement de Jésus paraît trop dur. Combien parmi nous sont tentés
de penser : « Ce qu’il dit là est intolérable, on ne peut pas continuer à l’écouter
! » (Jn 6, 60). Le seigneur se retourne vers ceux qu’il a choisis, vers nous prêtres
et évêques, et à nouveau nous demande : « Voulez-vous partir, vous aussi ? » (Jn
6, 67). Il nous fixe les yeux dans les yeux et nous demande à chacun : vas-tu m’abandonner
? Vas-tu renoncer à enseigner la foi dans toute sa plénitude ? Auras-tu le courage
de prêcher ma présence réelle dans l’Eucharistie ? Auras-tu le courage d’appeler
ces jeunes à la vie consacrée ? Auras-tu la force de dire que sans la confession
régulière, la communion sacramentelle risque de perdre son sens ? Auras-tu l’audace
de rappeler la vérité de l’indissolubilité du mariage ? Auras-tu la charité de le
faire même pour ceux qui risquent de te le reprocher ? Auras-tu le courage d’inviter
avec douceur les divorcés, engagés dans une nouvelle union, à changer de vie ? Préfères-tu
le succès ou veux-tu venir à ma suite ? Dieu veuille qu’avec saint Pierre nous puissions
lui répondre, remplis d’amour et d’humilité : « À qui irions-nous Seigneur ? Tu
as les paroles de la vie éternelle ! » (Jn 6, 68).
L’amour de Pierre
Le pape est le porteur du mystère de Simon-Pierre à qui le Christ a dit : «
Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église » (Mt 16, 18). Le mystère
de Pierre est un mystère de foi. Jésus a voulu remettre son Église à un homme. Pour
mieux nous le rappeler, il a laissé cet homme le trahir par trois fois devant tous,
avant de lui remettre les clefs de son Église. Nous savons que la barque de l’Église
n’est pas confiée à un homme en raison de capacités extraordinaires. Nous croyons
pourtant que cet homme sera toujours assisté par le divin pasteur pour tenir ferme
la règle de la foi.
N’ayons pas peur ! Entendons Jésus : « Tu es Simon […] Tu t’appelleras Pierre
! » (Jn 1, 42). Depuis les premières heures se tisse la trame de l’histoire de l’Église
: fil d’or des décisions infaillibles des pontifes, successeurs de Pierre, fil noir
des actes humains et imparfaits des papes, successeurs de Simon. Dans ce chevauchement
incompréhensible de fils entremêlés, nous sentons la petite aiguille guidée par
la main invisible de Dieu, attentive à tracer sur la trame le seul nom par lequel
nous pouvons être sauvés, le nom de Jésus-Christ !
Chers amis, vos pasteurs sont couverts de défauts et d’imperfections. Mais ce
n’est pas en les méprisant que vous construirez l’unité de l’Église. N’ayez pas
peur d’exiger d’eux la foi catholique, les sacrements de la vie divine. Souvenez-vous
de la parole de saint Augustin : « Quand Pierre baptise, c’est Jésus qui baptise.
Mais quand Judas baptise, c’est encore Jésus qui baptise ! » (Homélies sur l’Évangile
de saint Jean, VIII). Le plus indigne des prêtres reste l’instrument de la grâce
divine quand il célèbre les sacrements. Voyez jusqu’où Dieu nous aime ! Il consent
à remettre son corps eucharistique entre les mains sacrilèges des prêtres misérables.
Si vous pensez que vos prêtres et vos évêques ne sont pas des saints, alors soyez-le
pour eux. Faites pénitence, jeûnez pour réparer leurs fautes et leurs lâchetés.
C’est seulement ainsi que l’on peut porter le fardeau de l’autre.
La charité fraternelle
Souvenons-nous des paroles du concile Vatican II : « L’Église est le sacrement
de l’unité du genre humain. » Pourtant, tant de haine et de division la défigurent.
Il est temps de retrouver entre nous un peu de bienveillance. Il est temps d’annoncer
la fin du soupçon et de la suspicion ! Pour nous catholiques, il est temps d’« entrer
dans une vraie démarche de réconciliation interne », selon les mots de Benoît XVI.
J’écris ces mots depuis mon bureau d’où j’aperçois la place Saint-Pierre. Elle
ouvre grand ses bras pour mieux embrasser l’humanité entière. Car l’Église est une
mère, elle nous ouvre les bras ! Courons nous y blottir, nous y serrer les uns auprès
des autres ! En son sein, rien ne nous menace ! Le Christ a étendu une fois pour
toutes les bras sur la Croix pour que désormais l’Église puisse ouvrir les siens
et nous réconcilier en elle, avec Dieu et entre nous. À tous ceux qui sont tentés
par la trahison, la dissension, la manipulation, le Seigneur redit ces paroles :
« Pourquoi me persécutes-tu ? […] Je suis Jésus que tu persécutes » (Ac 9, 4-5)
: en nous disputant, en nous haïssant, c’est Jésus que nous persécutons !
Prions un moment ensemble auprès de la grande fresque de Michel-Ange dans la
chapelle Sixtine. Il y a représenté le Jugement Dernier. Mettons-nous à genoux devant
la majesté divine représentée ici. Toute la cour céleste l’entoure. Les saints sont
là, ils portent les instruments de leur martyr. Voici les apôtres, les vierges,
les inconnus, les saints qui sont le secret du cœur de Dieu. Tous chantent sa gloire
et sa louange. À leurs pieds, les damnés de l’enfer crient leur haine de Dieu. Voici
que tout à coup nous prenons conscience de notre petitesse, de notre néant. Voici
que tout à coup, nous qui pensions avoir tant d’idées importantes, de projets nécessaires,
nous nous taisons, terrassés par la grandeur et la transcendance de Dieu. Emplis
de crainte filiale, nous levons les yeux vers le Christ glorieux, tandis qu’à chacun
de nous, il demande : « M’aimes-tu ? » Laissons résonner sa question. Ne nous hâtons
pas de répondre.
En vérité l’aimons-nous ? L’aimons-nous à en mourir ? Si nous pouvons répondre
humblement, simplement : « Seigneur, tu sais tout, tu sais bien que je t’aime »,
alors il nous sourira, alors Marie et les saints du ciel nous souriront et à chaque
chrétien ils diront, comme autrefois à François d’Assise : « Va et répare mon Église
! » Va, répare par ta foi, par ton espérance et ta charité. Va et répare par ta
prière et ta fidélité. Grâce à toi, mon Église redeviendra ma maison.
Robert cardinal Sarah
Rome, le vendredi 22 février 2019.
Rome, le vendredi 22 février 2019.
Partie IL’effondrement spirituel et religieux
1La crise de la foi
NICOLAS DIAT
: Pensez-vous que notre époque connaît une crise de la foi ?
CARDINAL ROBERT SARAH
: Permettez-moi de vous répondre par une analogie. Je crois que l’attitude du monde
moderne est à l’image de la lâcheté de saint Pierre lors de la Passion, telle qu’elle
nous est décrite dans l’Évangile. Jésus vient d’être arrêté. Pierre, qui l’a suivi
de loin, entre dans la cour du prétoire de Pilate, sans doute profondément bouleversé.
« Comme Pierre était en bas dans la cour, arrive une des servantes du Grand Prêtre.
Voyant Pierre qui se chauffait, elle le dévisagea et dit : “Toi aussi, tu étais
avec le Nazarénien Jésus.” Mais lui nia en disant : “Je ne sais pas, je ne comprends
pas ce que tu dis.” Puis il se retira dehors vers le vestibule et un coq chanta.
La servante, l’ayant vu, recommença à dire aux assistants : “Celui-là en est !”
Mais de nouveau il niait. Peu après, à leur tour, les assistants disaient à Pierre
: “Vraiment tu en es, et d’ailleurs tu es Galiléen.” Mais il se mit à jurer avec
force imprécations : “Je ne connais pas cet homme dont vous parlez.” » (Mc 14, 66-71).
Comme Pierre, le monde moderne a renié le Christ. L’homme contemporain a eu
peur de Dieu, peur de se faire son disciple. Il a dit : « Je ne veux pas connaître
Dieu. » Il a craint le regard des autres. On lui a demandé s’il connaissait le Christ,
et il a répondu : « Je ne connais pas cet homme. » Il a eu honte de lui-même, et
il a juré : « Dieu ? Je ne sais qui il est ! » Nous avons voulu briller aux yeux
du monde, et, par trois fois, nous avons renié notre Dieu. Nous avons affirmé :
je ne suis pas sûr de lui, des Évangiles, des dogmes, de la morale chrétienne. Nous
avons eu honte des saints et des martyrs, nous avons rougi de Dieu, de son Église
et de sa liturgie, tremblé devant le monde et ses serviteurs. Alors qu’il venait
de le trahir, Jésus regarda Pierre. Que d’amour et de miséricorde, mais aussi combien
de reproches et de justice dans ce regard ! Pierre pleura amèrement. Il sut demander
pardon.
Accepterons-nous de croiser le regard du Christ ? Je crois que le monde moderne
détourne les yeux : il a peur. Il ne veut pas voir son image reflétée dans les yeux
si doux de Jésus. Il s’enferme. Mais s’il refuse de se laisser regarder, il finira
comme Judas, dans le désespoir. Tel est le sens de la crise contemporaine de la
foi. Nous ne voulons pas regarder vers celui que nous avons crucifié. Aussi courons-nous
vers le suicide. Ce livre est un appel au monde moderne, pour qu’il accepte de croiser
le regard de Dieu et puisse enfin pleurer.
Comment définir la
foi ? Qu’est-ce que croire ?
Ce sont des questions qui devraient constamment nous hanter. Nous devons nous
interroger sur le sens de notre croyance, pour éviter de vivre à la périphérie de
nous-mêmes, dans la superficialité, la routine ou l’indifférence. Il y a des réalités
vécues difficiles à définir telles que l’amour ou l’expérience de l’intimité intérieure
avec Dieu. Ces réalités empoignent et saisissent toute l’existence, la bouleversent
et la transforment de l’intérieur. Si nous voulons tenter de balbutier quelque chose
sur la foi, je dirais que, pour le chrétien, la foi est une confiance totale et
absolue de l’homme envers un Dieu personnellement rencontré. Certains se proclament
incroyants, athées ou agnostiques. Pour eux, l’esprit humain est dans une complète
ignorance quant à la nature intime, l’origine et la destinée des choses. Ces personnes
sont profondément malheureuses. Elles ressemblent à des fleuves immenses qui n’auraient
point de sources pour alimenter leur vie. Elles ressemblent à des arbres qui, s’étant
inexorablement coupés de leurs racines, se sont condamnés à mourir. Tôt ou tard,
ils sèchent et meurent. Les hommes qui n’ont pas la foi sont comme des personnes
qui n’ont ni père ni mère qui les engendrent et les renouvellent dans la perception
de leur propre mystère. Or la foi est une véritable mère. Dans les Actes des
martyrs, le préfet romain Rusticus demande au chrétien Hiérax : « Où sont tes
parents ? » Ce dernier lui répond : « Notre vrai père, c’est le Christ, et notre
mère : la foi en Lui. » C’est un grand malheur de ne pas croire en Dieu et d’être
privé de sa mère.
Il est heureux qu’il y ait beaucoup d’hommes et de femmes qui se disent croyants.
De nombreux peuples attachent une importance capitale à la foi en un être transcendant.
Certains ont leurs dieux, qui sont souvent présentés sous la forme de puissances
plus ou moins personnifiées qui dominent les hommes. Ils inspirent la terreur et
la crainte, la peur et l’angoisse. D’où la tentation de la magie et de l’idolâtrie.
On imagine qu’ils exigent des sacrifices sanglants pour attirer leur bienveillance
ou apaiser leur courroux.
Dans l’histoire de l’humanité, un homme, Abraham, a su opérer un retournement
total en découvrant la foi comme une relation essentiellement personnelle avec un
Dieu unique. Cette relation a été initiée par la confiance sans réserve en la parole
de Dieu. Abraham entend une parole et un appel ; il obéit immédiatement. Il lui
est demandé, de façon impérative et radicale, de quitter son pays, sa parenté et
la maison de son père et de partir « pour le pays que je t’indiquerai » (Gn 12,
1).
La foi est donc un « oui » à Dieu. Elle exige de l’homme qu’il quitte ses dieux,
sa culture, toutes les assurances et les richesses humaines pour entrer dans le
pays, la culture et le patrimoine de Dieu. La foi consiste à se laisser guider par
Dieu. Il devient notre seule richesse, notre présent et notre avenir. Il devient
notre force, notre soutien, notre sécurité, notre rocher inébranlable sur lequel
nous pouvons nous appuyer. La foi est vécue en bâtissant la maison de notre vie
sur le roc qui est Dieu (Mt 7, 24). Ainsi peut-il dire à l’homme : « Si vous ne
tenez à moi – autrement dit, si vous ne croyez pas – vous ne tiendrez pas » (Is
7, 9).
La foi d’Abraham se développe, s’enracine et se fortifie dans une alliance interpersonnelle
faite de liens indestructibles avec son Dieu. La foi implique et exige la fidélité.
Cette dernière traduit et exprime un engagement indéfectible à nous attacher à Dieu
seul. La fidélité est d’abord celle du Dieu toujours fidèle à ses promesses, n’abandonnant
jamais ceux qui le cherchent (Ps 9, 11) : « Je conclurai avec eux une Alliance éternelle
: je ne cesserai pas de les suivre pour leur faire du bien et je mettrai ma crainte
en leur cœur pour qu’ils ne s’écartent plus de moi » (Jr 32, 40 ; Is 61, 8 ; Is
55, 3).
La foi est contagieuse. Si elle ne l’est pas, c’est qu’elle s’est affadie. La
foi est comme le soleil : elle brille, éclaire, rayonne et réchauffe tout ce qui
gravite autour d’elle. Par la force de sa foi, Abraham entraîne toute sa famille
et sa descendance dans une relation personnelle avec Dieu. Certes, la foi est un
acte intimement personnel, mais elle doit aussi être professée et vécue en famille,
en Église, en communion ecclésiale. Ma foi est celle de l’Église. C’est ainsi que
Dieu se nommera lui-même le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob (Ex 3, 6), le Dieu
des pères du peuple Israël.
La foi est véritablement une relation forte entre Dieu et son Peuple Israël.
Au début, Dieu prend l’initiative de toute chose. Mais l’homme doit répondre à cette
initiative divine par la foi. La foi est toujours une réponse d’amour à une initiative
d’amour et d’Alliance.
La foi grandit dans une intense vie de prière et de silence contemplatif. Elle
se nourrit et se consolide dans un face-à-face quotidien avec Dieu, et dans une
attitude d’adoration et de contemplation silencieuse. Elle est confessée dans le
Credo, célébrée dans la liturgie, vécue dans la pratique des commandements. Elle
acquiert sa croissance par une vie d’intériorité, d’adoration et de prière. La foi
est nourrie par la liturgie, par la doctrine catholique et par l’ensemble de la
tradition de l’Église. Ses sources principales sont l’Écriture sainte, les Pères
de l’Église et le magistère.
S’il est ardu et difficile de connaître Dieu et de nouer des relations personnelles
et intimes avec Lui, nous pouvons réellement le voir, l’entendre, le toucher, le
contempler à travers sa parole et les sacrements. En nous ouvrant sincèrement à
la vérité et à la beauté de la Création, mais aussi par notre capacité à percevoir
le sens du bien moral, notre attention à la voix de notre conscience parce que nous
portons en nous ce désir et cette aspiration à une vie infinie, nous nous mettons
dans de bonnes conditions pour entrer en contact avec Dieu : « Interroge la beauté
de la terre, dit saint Augustin, interroge la beauté de la mer, interroge la beauté
de l’air qui se dilate et se diffuse, interroge la beauté du ciel […] interroge
toutes ces réalités. Toutes te répondent : “Vois nous sommes belles !” Leur beauté
est une profession de foi. Ces beautés sujettes au changement, qui les a faites
sinon le Beau, non sujet au changement ? » (Serm. 241, 2).
Aux yeux de beaucoup de nos contemporains, la foi était une lumière suffisante
pour les sociétés anciennes. Mais, pour les temps modernes, le temps de la science
et de la technologie, elle est une lumière illusoire qui empêcherait l’homme de
cultiver l’audace du savoir. Elle serait même un frein à sa liberté et maintiendrait
l’homme dans l’ignorance et la peur.
À cette mentalité contemporaine, le pape François répond avec éclat : « La lumière
de la foi possède un caractère singulier, étant capable d’éclairer toute l’existence
de l’homme. Pour qu’une lumière soit aussi puissante, elle ne peut provenir de nous-mêmes,
elle doit venir d’une source plus originaire, elle doit venir, en définitive, de
Dieu. La foi naît de la rencontre avec le Dieu vivant, qui nous appelle et nous
révèle son amour, un amour qui nous précède et sur lequel nous pouvons nous appuyer
pour être solides et construire nos vies. Transformés par cet amour, nous recevons
des yeux nouveaux, nous faisons l’expérience qu’en Lui se trouve une grande promesse
de plénitude, et le regard de l’avenir s’ouvre à nous. La foi que nous recevons
de Dieu comme un don surnaturel apparaît comme une lumière pour la route, qui oriente
et éclaire notre marche dans le temps. […] Nous comprenons alors que la foi n’habite
pas dans l’obscurité, mais qu’elle est une lumière pour nos ténèbres. Un homme privé
de la lumière de la foi ressemble à un orphelin ou, comme nous le disions plus haut,
il ressemble à quelqu’un qui n’a jamais connu ni son père ni sa mère. C’est triste
et déshumanisant de ne point avoir de père ni de mère. Pour les premiers chrétiens,
la foi, en tant que rencontre avec le Dieu vivant manifesté dans le Christ Jésus,
était une “mère” parce qu’elle les faisait venir à la lumière, elle engendrait en
eux la vie divine, une nouvelle expérience, une vision lumineuse de l’existence
pour laquelle on doit être prêt à rendre un témoignage public jusqu’au don de son
sang, jusqu’à la mort.
» Mais il faut souligner avec suffisamment d’insistance que la foi est inséparablement
liée à la conversion. Elle est une rupture avec notre vie de péché, avec les idoles
et tous les “veaux d’or” de notre propre fabrication pour revenir au Dieu vivant
et vrai, au moyen d’une rencontre qui nous désarçonne et nous renverse totalement.
La rencontre avec Dieu est terrifiante et pacificatrice en même temps. Croire signifie
s’en remettre à Dieu et à son amour miséricordieux, un amour qui accueille toujours
et pardonne, soutient et oriente l’existence, et se montre puissant dans sa capacité
de redresser les déformations de notre histoire. La foi consiste dans la disponibilité
à se laisser transformer toujours de nouveau par l’appel de ce Dieu, qui constamment
nous répète : “Revenez à moi de tout votre cœur, dans le jeûne, les larmes et le
deuil. Déchirez vos cœurs et non vos vêtements et revenez au Seigneur, car il est
tendre et miséricordieux” (Jl 2, 12-13). Mais notre retour vers le Seigneur, notre
véritable conversion par une réponse d’amour, pour une nouvelle Alliance avec Lui,
doivent s’effectuer dans la vérité et de manière incarnée et non pas uniquement
de façon théorique ou par des subtilités théologiques ou canoniques. Nous ne sommes
pas très différents du Peuple de la Première Alliance. Souvent frappé par la main
de Dieu pour ses adultères et ses infidélités, Israël a cru pouvoir trouver dans
une pénitence sans lendemain et sans racines profondes, son retour en grâce et sa
délivrance. Les prophètes repoussent énergiquement cette pénitence superficielle,
sentimentale, sans réelle rupture avec son péché, sans véritable abandon de son
état de péché et de ses idoles qui ont accaparé son cœur. Seul un repentir issu
du plus profond du cœur peut obtenir le pardon et la miséricorde de Dieu.
» La foi est aussi et surtout une réalité ecclésiale. C’est Dieu qui nous donne
la foi à travers notre sainte mère l’Église. Ainsi la foi de chacun de nous s’insère
dans celle de la communauté, dans le “nous” ecclésial. La lumière de la foi
est une lumière incarnée, qui procède de la vie lumineuse de Jésus. […] Et la lumière
de Jésus brille, comme dans un miroir, sur le visage des chrétiens, et ainsi elle
se répand et arrive jusqu’à nous pour que nous puissions, nous aussi, participer
à cette vision et réfléchir sur les autres cette lumière, comme, dans la liturgie
de Pâques, la lumière du cierge allume beaucoup d’autres cierges. La foi se transmet,
pour ainsi dire, par contact, de personne à personne, comme une flamme s’allume
à une autre flamme. Les chrétiens, dans leur pauvreté, sèment une graine si féconde
qu’elle devient un grand arbre et est capable de remplir le monde de fruits » (Lumen
fidei n. 37).
Il est impossible de croire seul, comme il est impossible de naître de soi-même
ou de s’engendrer soi-même. La foi n’est pas seulement une décision individuelle
que le croyant prendrait dans son intériorité, elle n’est pas une relation isolée
entre le moi du fidèle et le Toi divin, entre le sujet autonome et Dieu. Certains
voudraient aujourd’hui réduire la foi à une expérience subjective et privée. Pourtant,
la foi advient toujours dans la communauté de l’Église, car c’est là que Dieu se
révèle en plénitude et se laisse rencontrer tel qu’il est en vérité.
Dans son Entretien sur la foi, Joseph Ratzinger écrit
: « Il n’y a pas une majorité contre la majorité des saints : la vraie majorité
sont les saints dans l’Église et ce sont les saints qui doivent nous orienter !
» En quoi cette priorité donnée à la sainteté a-t-elle une résonance particulière
aujourd’hui ?
Certains voudraient que l’Église se transforme sur le modèle des démocraties
modernes. On y confierait le gouvernement à la majorité. Mais cela reviendrait à
faire de l’Église une société humaine et non la famille fondée par Dieu.
Dans l’histoire de l’Église, c’est le « petit reste » qui a sauvé la foi. Quelques
croyants demeurés fidèles à Dieu et à son Alliance. Ils sont la souche qui va toujours
renaître pour que l’arbre ne meure pas. Si démuni soit-il, il subsistera toujours
un petit troupeau, un modèle pour l’Église et le monde. Les saints ont trouvé Dieu.
Ces hommes et ces femmes ont trouvé l’essentiel. Ils sont la pierre angulaire de
l’humanité. La terre renaît et se renouvelle par les saints et leur attachement
indéfectible à Dieu et aux hommes qu’ils veulent entraîner vers le salut éternel.
Aucun effort humain, aussi talentueux ou généreux soit-il ne peut transformer
une âme et lui donner la vie du Christ. Seules la grâce et la Croix de Jésus peuvent
sauver et sanctifier les âmes et faire croître l’Église. Multiplier les efforts
humains, croire que les méthodes et les stratégies ont par elles-mêmes une efficacité
sera toujours une perte de temps. Le Christ seul peut donner sa vie aux âmes ; il
la donne dans la mesure où lui-même vit en nous et s’est entièrement emparé de nous.
Il en est ainsi chez les saints. Toute leur vie, toutes leurs actions, tous leurs
désirs sont habités par Jésus. La mesure de la valeur apostolique de l’apôtre réside
uniquement dans sa sainteté et dans la densité de sa vie de prière.
Nous voyons chaque jour une masse inouïe d’œuvres, de temps, d’efforts dépensés
avec ardeur et générosité sans aucun résultat. Or toute l’histoire de l’Église montre
qu’il suffit d’un saint pour transformer des milliers d’âmes. Observons, par exemple,
le curé d’Ars. Sans rien faire d’autre que d’être saint et de passer des heures
devant le tabernacle, il a attiré des foules de toutes les régions du monde dans
un petit village inconnu. Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, morte tuberculeuse après
quelques années passées dans un Carmel de province, n’a rien fait d’autre que d’être
sainte et d’aimer uniquement Jésus ; or elle a transformé des millions d’âmes. La
préoccupation principale de tous les disciples de Jésus doit être la sanctification.
La première place dans leur vie doit être donnée à l’oraison, à la contemplation
silencieuse et à l’Eucharistie, sans quoi tout le reste serait vaine agitation.
Les saints aiment et vivent dans la vérité et se soucient de conduire les pécheurs
à la vérité du Christ. Jamais ils ne pourront taire cette vérité ni manifester la
moindre complaisance envers le péché ou l’erreur. L’amour des pécheurs et de ceux
qui sont dans l’erreur exige que nous combattions impitoyablement leurs péchés et
leurs erreurs.
Les saints sont souvent cachés aux yeux de leurs contemporains. Dans les monastères,
combien de saints ne seront jamais connus par le monde ?
Je déplore que nombre d’évêques et de prêtres négligent leur mission essentielle,
qui est leur propre sanctification et l’annonce de l’Évangile de Jésus, pour s’investir
dans des questions sociopolitiques comme l’environnement, les migrations ou les
sans-logis. C’est un engagement louable que de s’occuper de ces débats. Mais s’ils
négligent l’évangélisation et leur propre sanctification, ils s’agitent en vain.
L’Église n’est pas une démocratie où le plus grand nombre finit par emporter les
décisions. L’Église est le peuple des saints. Dans l’Ancien Testament, un petit
peuple toujours persécuté vient sans cesse renouveler la sainte Alliance par la
sainteté de son existence quotidienne. Dans l’Église primitive, les chrétiens s’appelaient
les « saints » parce que toute leur vie était imprégnée de la présence du Christ
et de la lumière de son Évangile. Ils étaient minoritaires mais ils ont transformé
le monde. Le Christ n’a jamais promis à ses fidèles qu’ils seraient majoritaires.
Malgré les plus grands efforts missionnaires, l’Église n’a jamais dominé le
monde.
Car la mission de l’Église est une mission d’amour, et l’amour ne domine pas.
L’amour est là pour servir et pour mourir, pour que les pourront taire cette vérité
ni manifester la moindre complaisance envers le péché ou l’erreur. L’amour des pécheurs
et de ceux qui sont dans l’erreur exige que nous combattions impitoyablement leurs
péchés et leurs erreurs.
Les saints sont souvent cachés aux yeux de leurs contemporains. Dans les monastères,
combien de saints ne seront jamais connus par le monde ?
Je déplore que nombre d’évêques et de prêtres négligent leur mission essentielle,
qui est leur propre sanctification et l’annonce de l’Évangile de Jésus, pour s’investir
dans des questions sociopolitiques comme l’environnement, les migrations ou les
sans-logis. C’est un engagement louable que de s’occuper de ces débats. Mais s’ils
négligent l’évangélisation et leur propre sanctification, ils s’agitent en vain.
L’Église n’est pas une démocratie où le plus grand nombre finit par emporter les
décisions. L’Église est le peuple des saints. Dans l’Ancien Testament, un petit
peuple toujours persécuté vient sans cesse renouveler la sainte Alliance par la
sainteté de son existence quotidienne. Dans l’Église primitive, les chrétiens s’appelaient
les « saints » parce que toute leur vie était imprégnée de la présence du Christ
et de la lumière de son Évangile. Ils étaient minoritaires mais ils ont transformé
le monde. Le Christ n’a jamais promis à ses fidèles qu’ils seraient majoritaires.
Malgré les plus grands efforts missionnaires, l’Église n’a jamais dominé le
monde.
Car la mission de l’Église est une mission d’amour, et l’amour ne domine pas.
L’amour est là pour servir et pour mourir, pour que les hommes aient la vie, et
la vie en plénitude. Jean-Paul II disait ainsi avec raison que nous n’en sommes
qu’au tout début de l’évangélisation.
La force d’un chrétien vient de sa relation à Dieu. Il doit incarner la sainteté
de Dieu en lui, et revêtir les armes de lumière (Rm 13, 12), « avec la vérité pour
ceinture, la justice pour cuirasse, et pour chaussures le zèle à propager l’Évangile
de la paix, ayant toujours en main le bouclier de la foi » (Ep 6, 14-16). Cette
armature nous équipe puissamment pour la grande bataille des saints, celle de la
prière. Elle est une lutte : « Je vous le demande, écrit saint Paul aux Romains,
par notre Seigneur Jésus-Christ et la charité de l’Esprit, luttez avec moi dans
les prières que vous adressez à Dieu pour moi » (Rm 15, 30). « Épaphras, votre compatriote,
vous salue, écrit encore saint Paul aux Colossiens. Ce Serviteur de Jésus-Christ
ne cesse de lutter dans ses prières, afin que vous teniez ferme, parfaits et bien
établis dans tous les vouloirs divins » (Col 4, 12).
Le livre de la Genèse raconte une scène mystérieuse : le combat physique entre
Jacob et Dieu. Nous sommes impressionnés par Jacob, qui ose empoigner Dieu. Le combat
dure toute la nuit. Jacob paraît d’abord triompher, mais son mystérieux adversaire
le frappe à l’emboîture de la hanche, et celle-ci se démet pendant qu’il lutte avec
Lui. Jacob portera pour toujours la blessure de cette lutte nocturne et deviendra
désormais l’éponyme du peuple de Dieu : « On ne t’appellera plus Jacob, mais Israël,
car tu as été fort contre Dieu et contre les hommes et tu l’as emporté » (Gn 32,
29). Sans révéler son nom, Dieu bénit Jacob et lui donne un nom nouveau. Cette scène
est devenue l’image du combat spirituel et de l’efficacité de la prière. La nuit,
dans le silence et la solitude, nous luttons avec Dieu dans la prière.
Les saints sont des hommes qui luttent avec Dieu toute la nuit jusqu’à l’aurore.
Cette lutte nous grandit, elle nous fait atteindre notre véritable stature d’hommes
et d’enfants de Dieu, parce que « le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ
[…] nous a élus en lui, dès avant la fondation du monde, pour être saints et immaculés
en sa présence, dans l’amour » (Ep 1, 3-4).
Dieu nous a élus pour l’adorer. Pourtant, l’être humain ne veut pas s’agenouiller.
L’adoration consiste à se mettre devant Dieu dans une attitude d’humilité et d’amour.
Il ne s’agit pas d’un acte purement rituel, mais d’un geste de reconnaissance de
la majesté divine. Celui-ci exprime une gratitude filiale. Nous ne devons rien demander.
Il est fondamental de demeurer dans la gratuité.
Pour Joseph Ratzinger
puis Benoît XVI, la crise de l’Église était essentiellement une crise de la foi.
Dans un discours à la Curie, le 22 décembre 2011, Benoît XVI considéra que «
le centre de la crise de l’Église en Europe est la crise de la foi. Si nous ne trouvons
pas une réponse à celle-ci, […] toutes les autres réformes resteront inefficaces
». Quand Joseph Ratzinger parle de « crise de la foi », il faut bien entendre qu’il
ne s’agit pas d’abord d’un problème intellectuel ou théologique au sens académique
du terme. Il s’agit d’une « foi vive », une foi qui imprègne et transforme la vie.
« Si la foi ne retrouve pas une nouvelle vitalité en devenant une conviction profonde
et une force réelle grâce à la rencontre de Jésus-Christ, ajouta Benoît XVI ce jour-là,
toutes les autres réformes resteront inefficaces. » Cette perte du sens de la foi
est la racine profonde de la crise de civilisation que nous vivons. Comme aux premiers
siècles du christianisme, quand s’écroulait l’Empire romain, toutes les institutions
humaines semblent aujourd’hui sur la voie de la décadence. Les relations entre les
hommes, qu’elles soient politiques, sociales, économiques ou culturelles, deviennent
difficiles. En perdant le sens de Dieu, on a sapé le fondement de toute civilisation
humaine et ouvert la porte à la barbarie totalitaire.
Benoît XVI a parfaitement expliqué cette idée dans une catéchèse du 14 novembre
2012 : « L’homme séparé de Dieu est réduit à une seule dimension, horizontale. Ce
réductionnisme est justement une des causes fondamentales des totalitarismes qui
ont eu des conséquences tragiques au siècle dernier, ainsi que de la crise des valeurs
que nous voyons actuellement. En obscurcissant la référence à Dieu, on a obscurci
aussi l’horizon éthique, pour laisser place au relativisme et à une conception ambiguë
de la liberté, qui au lieu d’être libératrice finit par lier l’homme à des idoles.
Les tentations que Jésus a affrontées au désert avant sa mission publique représentent
bien ces “idoles” qui séduisent l’homme, quand il ne va pas au-delà de lui-même.
Si Dieu perd son caractère central, l’homme perd sa juste place, il ne trouve plus
sa place dans le créé, dans les relations avec les autres. »
Je voudrais insister sur cette idée. Le fait de refuser à Dieu la possibilité
de faire irruption dans tous les aspects de la vie humaine revient à condamner l’homme
à la solitude. Il n’est plus qu’un individu isolé, sans origine ni destin. Il se
retrouve condamné à errer dans le monde comme un barbare nomade, sans savoir qu’il
est fils et héritier d’un Père qui l’a créé par amour et l’appelle à partager son
bonheur éternel. C’est une profonde erreur de croire que Dieu viendrait limiter
et frustrer notre liberté. Au contraire, Dieu vient nous libérer de la solitude
et donner sens à notre liberté. L’homme moderne s’est lui-même rendu prisonnier
d’une raison si autonome qu’elle en est devenue solitaire et autiste. « La Révélation
est irruption du Dieu vivant et vrai dans notre monde, elle nous libère des geôles
de nos théories, dont les grilles veulent nous protéger contre l’irruption de Dieu
dans notre vie. […] La misère de la philosophie, c’est-à-dire la misère dans laquelle
la raison positiviste s’est précipitée, est devenue misère de notre foi. Celle-ci
ne peut être libérée si la raison ne s’ouvre pas à la nouveauté. Si la porte de
la connaissance métaphysique demeure fermée, si les frontières du savoir humain
telles qu’elles sont fixées par Kant sont infranchissables, alors la foi ne peut
que dépérir : le souffle lui manque », écrivait Joseph Ratzinger dans « La théologie,
un état des lieux » (Communio, XXII-1, février 1997).
Ce malaise dans la civilisation remonte loin. Il a atteint un moment critique
à la fin de de la Seconde Guerre mondiale. L’affrontement de l’Église et de la modernité
a créé en Occident une souffrance et un doute chez de nombreux prêtres et chrétiens.
En 1966, dans sa conférence au Katholikentag de Bamberg, le théologien Joseph Ratzinger
est particulièrement explicite. Pour illustrer la situation de l’Église dans le
monde contemporain, il évoque l’image de la cathédrale néogothique de New York,
encerclée et surplombée par des géants d’acier, les gratte-ciel. Autrefois, les
flèches des cathédrales surplombant les villes évoquaient l’éternel ; désormais,
ce bâtiment sacré semble dominé et perdu dans le monde. La modernité naissante méprisait
l’Église. Les intellectuels ne comprenaient plus son enseignement. On avait l’impression
d’un malentendu impossible à dissiper. D’où le désir, qui se retrouvait notamment
dans les mouvements de la jeunesse, de s’affranchir de certains détails extérieurs
datés et dépassés. Le cœur de la vie chrétienne devenait incompréhensible pour beaucoup,
qui finissaient par ne plus regarder que ces détails secondaires. Joseph Ratzinger
donne comme exemple le style désuet de certains textes théologiques pré-Vatican
II, le style extérieur de la Curie romaine, ou le déploiement exagéré des pompes
des liturgies pontificales baroques. Il fallait supprimer ces causes de malentendus
et de scandales inutiles. Il était urgent d’exprimer le cœur de l’Évangile en un
langage que les hommes modernes puissent comprendre.
Lors du concile Vatican II, la constitution pastorale sur l’Église dans le monde
de ce temps, Gaudium et spes, a voulu dépoussiérer l’héritage pour mieux
le mettre en valeur. Toutefois, quand il s’est agi de définir en termes nouveaux
la relation de l’Église avec le monde contemporain, on s’est rendu compte qu’il
y avait bien d’autres problèmes en jeu que le seul élagage de tournures d’un autre
temps.
Il est légitime de trouver de nouvelles formes d’évangélisation que le monde
moderne puisse comprendre et recevoir, mais il est naïf et superficiel de vouloir
à tout prix le réconcilier avec l’Église. C’est même le signe d’un aveuglement théologique.
« À notre époque, déclarait Joseph Ratzinger dans son discours à la curie romaine
à l’occasion de la présentation de vœux de Noël en décembre 2005, l’Église demeure
un “signe en butte à la contradiction” (Lc 2, 34) – ce n’est pas sans raison que
le pape Jean-Paul II, alors qu’il était encore cardinal, avait donné ce titre aux
Exercices spirituels prêchés en 1976 au pape Paul VI et à la Curie romaine.
Le concile ne pouvait avoir l’intention d’abolir cette contradiction de l’Évangile
à l’égard des dangers et des erreurs de l’homme. En revanche, son intention était
certainement d’écarter les contradictions erronées ou superflues, pour présenter
à notre monde l’exigence de l’Évangile dans toute sa grandeur et sa pureté. Le pas
accompli par le concile vers l’époque moderne, qui de façon assez imprécise a été
présenté comme une “ouverture au monde”, appartient en définitive au problème éternel
du rapport entre foi et raison, qui se représente sous des formes toujours nouvelles.
»
En effet, certains se sont appuyés sur la notion d’incarnation pour affirmer
que Dieu était venu à la rencontre du monde et l’avait sanctifié. Dès lors, pour
eux, le monde et l’Église devaient se réconcilier. Ils pensaient naïvement qu’être
chrétien se résumait à s’immerger joyeusement dans le monde. À rebours de cet irénisme
adolescent, le cardinal Ratzinger fait remarquer que l’incarnation ne peut être
comprise dans le Nouveau Testament qu’à la lumière de la Passion et de la résurrection.
Dans la prédication des apôtres, la proclamation de la résurrection, elle-même inséparable
de la Croix, occupe une place centrale. Dans le même discours, il déclarait : «
Mais, en tout état de cause, on peut dire ceci : si pour l’Église se tourner vers
le monde signifiait se détourner de la Croix, cela la conduirait non pas à un renouveau,
mais à sa fin. Lorsque l’Église se tourne vers le monde, cela ne peut pas signifier
qu’elle supprime le scandale de la Croix, mais uniquement qu’elle le rend de nouveau
accessible dans toute sa nudité, en écartant tous les scandales secondaires qui
se sont introduits pour le cacher, et où malheureusement la folie de l’égoïsme humain
recouvre bien souvent la folie de l’amour de Dieu, donnant un faux scandale pour
l’homme de tous les temps : que le Dieu éternel se soucie de nous les hommes et
nous connaisse, que celui qui est insaisissable se soit fait saisissable dans l’homme
Jésus, que celui qui est immortel ait souffert sur la Croix, que la résurrection
et la vie éternelle nous soient promises à nous mortels, croire cela c’est une prétention
irritante pour l’homme moderne. Ce scandale chrétien, le concile n’a pas pu et n’a
pas voulu le supprimer. Mais nous devons ajouter : ce scandale primordial, qui ne
peut être supprimé sans en même temps supprimer le christianisme, a été bien souvent
dans l’histoire recouvert par le scandale secondaire de ceux qui prêchaient la foi,
scandale qui n’est absolument pas essentiel au christianisme, mais se laisse volontiers
confondre avec le scandale primordial et aime prendre des poses de martyr lorsqu’en
réalité on n’est victime que de sa propre étroitesse et de son propre entêtement.
»
Je tiens à insister sur ce point essentiel : Jésus-Christ est source unique
de salut et de grâce par la Croix. C’est par l’offrande de sa mort que, triomphant
du péché, il nous rend la vie surnaturelle, la vie d’amitié avec lui qui s’achèvera
en vie éternelle. Pour trouver en Jésus-Christ la vie de Dieu qui nous est donnée,
il n’y a pas d’autre voie que la Croix, appellée par l’Église « spes unica »,
l’« unique espérance ». La Croix dont saint Paul dit : « Pour moi, que jamais je
ne me glorifie sinon dans la Croix de notre Seigneur Jésus, qui a fait du monde
un crucifié pour moi et de moi un crucifié pour le monde » (Ga 6, 14). Saint Paul
est direct : dans sa prédication, il ne veut connaître rien d’autre que Jésus-Christ
et « Jésus-Christ crucifié » (1Co 2, 2). Pour que la désobéissance et l’orgueil
d’Adam soient réparés, il a fallu que Jésus, par amour, s’abaisse, « devenant obéissant
jusqu’à la mort sur une Croix. C’est pourquoi Dieu l’a exalté et lui a donné le
nom qui est au-dessus de tout nom » (Ph 2, 8-9). Par ces mots, fondamentaux pour
le christianisme, saint Paul explique que le triomphe de Dieu naît de la Croix.
La nature humaine, blessée par le péché de nos premiers parents qui s’étaient refusés
à la vie de Dieu par complaisance envers eux-mêmes, est réparée par la Croix. Il
a fallu que notre nature, assumée par le Christ, devienne l’instrument d’une immolation,
d’un renoncement total par acceptation de la mort dans l’obéissance d’amour.
De ce fait, l’orientation de l’Église vers le monde ne peut pas signifier un
éloignement de la Croix, une renonciation au scandale de la Croix. L’Église cherche
sans cesse à se réformer, c’est-à-dire à supprimer de sa vie tous les scandales
introduits par les hommes pécheurs. Cependant, elle le fait pour mieux mettre en
valeur le scandale premier et irremplaçable de la Croix, le scandale de Dieu allant
au-devant de la Croix par amour pour les hommes. Comment ne pas être attristé par
l’avalanche de scandales qui arrivent aujourd’hui par des hommes d’Église ? Non
seulement ils blessent le cœur des petits mais, plus gravement, ils recouvrent d’un
voile noir la Croix glorieuse du Christ. Le péché des chrétiens empêche nos contemporains
de se trouver face à la Croix. Oui, une vraie réforme est nécessaire dans l’Église,
qui doit remettre la Croix au centre ! Nous n’avons pas à rendre l’Église acceptable
selon les critères du monde. Nous avons à la purifier pour qu’elle présente au monde
la Croix dans toute sa nudité.
Dans votre esprit,
la perte du sens de Dieu et la perte du sens de l’adoration et de l’absolu divin
sont-elles liées ?
La perte du sens de Dieu est la matrice de toutes les crises. L’adoration est
un acte d’amour, de vénération respectueuse, d’abandon filial et d’humilité devant
la majesté et la sainteté terrifiantes de Dieu. Comme Isaïe, l’homme se trouve devant
cette Présence grandiose, face à laquelle les séraphins se crient l’un à l’autre
ces paroles : « Saint, Saint, Saint, le Seigneur de l’univers, sa gloire emplit
toute la terre » (Is 6, 3). Alors nous nous écrions avec le prophète : « Malheur
à moi, je suis perdu, car je suis un homme aux lèvres impures, […] et mes yeux ont
vu le Seigneur de l’univers » (Is 6, 5).
Devant Dieu, Isaïe tombe à genoux et se prosterne pour l’adorer et Lui demander
d’être purifié de son péché. En effet, comment pouvons-nous nous prosterner et adorer
si nous sommes pleins de péchés ? Comment tenir devant la sainteté de Dieu si nous
nous accrochons à notre péché ? L’adoration est la marque la plus grande de la noblesse
de l’homme. Elle est une reconnaissance de la proximité bienveillante de Dieu et
l’expression humaine de l’étonnante intimité de l’homme avec Dieu. L’homme se tient
prostré, littéralement écrasé par l’amour immense que Dieu lui porte. Adorer, c’est
se laisser brûler par l’amour divin. On est toujours à genoux devant l’amour. Le
Père seul peut nous indiquer la manière d’adorer et de nous tenir devant l’amour.
Il faut ainsi comprendre que la liturgie est un acte humain inspiré par Dieu,
par lequel nous répondons à Dieu qui nous aime et vient vers nous avec tant de bienveillance.
Mais nous manquons d’adorateurs. Pour que le peuple de Dieu adore, il faut que
les prêtres et les évêques soient les premiers adorateurs. Ils sont appelés à se
tenir constamment devant Dieu. Leur existence est destinée à devenir une prière
incessante et persévérante, une liturgie permanente. Ils sont les premiers de cordée.
L’adoration est un acte personnel, un cœur-à-cœur avec Dieu, que nous avons besoin
d’apprendre. Souvenons-nous de Moïse, qui a appris au peuple juif à devenir un peuple
d’adorateurs, à se tenir filialement devant Dieu. Et c’est Dieu lui-même qui institue
Aaron comme prêtre. Ce dernier exercera avec ses enfants le sacerdoce de Dieu. Les
Hébreux savent qu’ils doivent garder la mémoire de la sortie d’Égypte à travers
la célébration pascale, le grand acte d’amour de Dieu envers son Peuple, Israël.
Centrés sur eux-mêmes et leurs activités, préoccupés des résultats humains de
leur ministère, il n’est pas rare que des évêques et des prêtres négligent l’adoration.
Ils ne trouvent pas de temps pour Dieu, parce qu’ils ont perdu le sens de Dieu.
Dieu n’a plus beaucoup de place dans leur vie. Pourtant, le primat de Dieu devrait
signifier la centralité de Dieu dans nos vies, nos actions et nos pensées. Si l’homme
oublie Dieu, il finit par se célébrer lui-même. Il devient alors son propre dieu
et se met en opposition ouverte contre Dieu. Il agit comme si le monde était son
domaine propre et réservé. Dieu n’a plus rien à voir avec la Création devenue propriété
humaine dont il faut tirer profit.
Sous prétexte de « garder pur » le surnaturel, nous interdisons à Dieu d’entrer
dans nos vies ; nous refusons l’incarnation. Nous refusons que Dieu se dise à travers
l’Écriture, nous voulons donc la purifier de tous les mythes qu’elle contiendrait.
Nous refusons la possibilité de dire Dieu par la théologie, sous le prétexte de
maintenir sa transcendance. Nous refusons la piété, la religiosité, le sacré sous
prétexte de ne pas introduire d’éléments humains dans notre relation à Dieu. Le
cardinal Ratzinger écrivait dans L’Esprit de la liturgie : « Notre forme
actuelle de sensibilité religieuse, qui ne perçoit plus à travers les sens la présence
de l’Esprit, mène, presque inévitablement, à une théologie purement “négative” (apophatique),
où la validité de toute image, de tout discours humain sur Dieu, est relativisée.
Ce qui passe pour de l’humilité relève en fait d’un orgueil qui ne laisse aucune
place à la parole de Dieu et lui ferme toute possibilité d’entrer réellement dans
l’histoire. » À force de vouloir “garder pur” le surnaturel, on l’isole de la nature
et le monde s’organise sans Dieu, de manière profane.
Dans Paradoxes, Henri de Lubac avait lui aussi considéré que « le dualisme
auquel nous nous sommes, dans un passé récent, trop laissé entraîner, a eu pour
résultat que les hommes, nous prenant au mot, ont écarté tout le surnaturel, c’est-à-dire
en pratique tout le sacré. […] Ils ont relégué ce surnaturel dans quelque recoin
éloigné où il ne pouvait que demeurer stérile. Ils l’ont exilé dans une province
à part, qu’ils nous ont volontiers abandonnée, le laissant peu à peu mourir sous
notre garde. Et pendant ce temps, ils se mettaient à organiser le monde, ce monde
pour eux seul vraiment réel, seul vivant, le monde des choses et des hommes, le
monde de la nature et le monde des affaires, le monde de la culture et le monde
de la cité. Ils l’exploraient, ou ils le bâtissaient, en dehors de toute influence
chrétienne, dans un esprit tout profane. […] Par un malentendu tragique, nous nous
prêtions donc plus ou moins à ce jeu. Il y avait comme Sous prétexte de « garder
pur » le surnaturel, nous interdisons à Dieu d’entrer dans nos vies ; nous refusons
l’incarnation. Nous refusons que Dieu se dise à travers l’Écriture, nous voulons
donc la purifier de tous les mythes qu’elle contiendrait. Nous refusons la possibilité
de dire Dieu par la théologie, sous le prétexte de maintenir sa transcendance. Nous
refusons la piété, la religiosité, le sacré sous prétexte de ne pas introduire d’éléments
humains dans notre relation à Dieu. Le cardinal Ratzinger écrivait dans L’Esprit
de la liturgie : « Notre forme actuelle de sensibilité religieuse, qui ne perçoit
plus à travers les sens la présence de l’Esprit, mène, presque inévitablement, à
une théologie purement “négative” (apophatique), où la validité de toute image,
de tout discours humain sur Dieu, est relativisée. Ce qui passe pour de l’humilité
relève en fait d’un orgueil qui ne laisse aucune place à la parole de Dieu et lui
ferme toute possibilité d’entrer réellement dans l’histoire. » À force de vouloir
“garder pur” le surnaturel, on l’isole de la nature et le monde s’organise sans
Dieu, de manière profane.
Dans Paradoxes, Henri de Lubac avait lui aussi considéré que « le dualisme
auquel nous nous sommes, dans un passé récent, trop laissé entraîner, a eu pour
résultat que les hommes, nous prenant au mot, ont écarté tout le surnaturel, c’est-à-dire
en pratique tout le sacré. […] Ils ont relégué ce surnaturel dans quelque recoin
éloigné où il ne pouvait que demeurer stérile. Ils l’ont exilé dans une province
à part, qu’ils nous ont volontiers abandonnée, le laissant peu à peu mourir sous
notre garde. Et pendant ce temps, ils se mettaient à organiser le monde, ce monde
pour eux seul vraiment réel, seul vivant, le monde des choses et des hommes, le
monde de la nature et le monde des affaires, le monde de la culture et le monde
de la cité. Ils l’exploraient, ou ils le bâtissaient, en dehors de toute influence
chrétienne, dans un esprit tout profane. […] Par un malentendu tragique, nous nous
prêtions donc plus ou moins à ce jeu. Il y avait comme une conspiration inconsciente
entre le mouvement qui conduisait au laïcisme et une certaine théologie, et tandis
que le surnaturel se trouvait exilé et proscrit, il arrivait qu’on pensât parmi
nous que le surnaturel était mis hors des atteintes de la nature, dans le domaine
où il doit régner ».
À la racine de cette attitude, il y a une théologie d’inspiration protestante
qui vise à opposer la « foi » et la religiosité. L’attitude sacrée, la crainte religieuse
seraient des éléments profanes et païens dont il faudrait purifier la foi chrétienne.
On voudrait faire du christianisme un contact tout intérieur avec Dieu, sans traduction
concrète dans la vie. Le christianisme devient une gnose. Ce mouvement a pour effet
d’abandonner toutes les réalités humaines à elles-mêmes, à leur côté profane et
fermé à Dieu. Cette gnose se mue en « pélagianisme » et en athéisme pratique.
Pourquoi dites-vous
si souvent que le service du prochain ne doit se comprendre que par le service du
Christ ?
L’homme blessé par le péché originel se révèle souvent égocentrique, individualiste
et égoïste. Inspiré par le Christ, il sert son prochain. Sans le Christ, il ne connaît
que son propre intérêt. Mère Teresa affirmait que sans la présence intense et brûlante
de Dieu en notre cœur, sans une vie de profonde et intense intimité avec Jésus,
nous sommes trop pauvres pour nous occuper des pauvres. C’est Jésus présent en nous
qui nous presse vers les pauvres. Sans lui, nous ne pouvons rien faire. Nous sommes
rarement capables de faire le don de nous-mêmes aux autres. Les chrétiens ne sont
pas appelés à être seulement investis dans les actions humanitaires. La charité
va bien au-delà. Souvent, l’action des organisations non gouvernementales humanitaires
que j’ai pu observer en Afrique ou ailleurs est utile. Mais elle a toujours tendance
à devenir un commerce où les intérêts rapaces se mêlent à la générosité.
La véritable charité est gratuite. Elle n’attend rien en contrepartie. La véritable
gratuité vient de celui qui a donné sa vie gratuitement pour nous. La charité est
une participation à l’amour même du cœur de Jésus pour les hommes. Sans le Christ,
la charité est une mascarade. Quand les sœurs de Mère Teresa viennent dans un pays,
elles ne demandent rien. Elles ne désirent rien d’autre que servir les plus obscurs
bidonvilles, humblement, avec le sourire, après avoir longuement contemplé le Seigneur.
Elles veulent simplement qu’un prêtre vienne célébrer la messe chaque jour dans
leur maison. Ces femmes savent qu’il leur est impossible de mener à bien la charité
sans l’aide du Fils de Dieu, car la source de l’amour est Dieu. Le Christ est notre
modèle, lui qui disait : « Je suis venu pour servir, non pour être servi » (Mt 20,
28). C’est en lui et par lui que tout service nous est possible. Comme le dit saint
Paul, « nous nous rappelons en présence de notre Dieu et Père l’activité de votre
foi, le labeur de votre charité, la constance de votre espérance, qui sont dus à
notre Seigneur Jésus-Christ » (1Th 1, 3).
Je suis convaincu que les organisations caritatives catholiques ne peuvent être
des ONG parmi d’autres. Elles sont l’expression d’une foi rayonnante en Jésus-Christ.
Tous les grands saints qui ont servi les pauvres ont fondé leur travail caritatif
sur l’amour de Dieu.
Les mots prononcés par François à ce propos lors de l’homélie à la chapelle
Sixtine, le 14 mars 2013, sont particulièrement éloquents : « Nous pouvons marcher
comme nous voulons, nous pouvons édifier de nombreuses choses, mais si nous ne confessons
pas Jésus-Christ, cela ne va pas. Nous deviendrons une ONG humanitaire, mais non
l’Église, Épouse du Seigneur. Quand on ne marche pas, on s’arrête. Quand on n’édifie
pas sur les pierres, qu’est-ce qui arrive ? Il arrive ce qui arrive aux enfants
sur la plage quand ils font des châteaux de sable : tout s’écroule, c’est sans consistance.
»
Avez-vous le sentiment
que l’acte de foi est désormais mis au service du seul développement humain ?
Effectivement, nous travaillons trop souvent au service exclusif du bien-être
humain. Mais le développement économique, la santé, la qualité de vie sont des choses
importantes et indispensables. L’accueil des réfugiés qui ont tout perdu au terme
de longs voyages harassants est une mesure d’humanité et de solidarité. Venir en
aide matériellement à un nécessiteux est un acte fraternel de grande valeur : lorsque
nous nous occupons d’un homme maltraité, nous nous occupons du Christ lui-même.
Saint Jean Chrysostome nous le rappelle avec véhémence. Il s’est élevé en même
temps contre les fléaux sociaux, le luxe et la cupidité. Il a rappelé la dignité
de l’homme, fût-il pauvre, et les limites de la propriété. Ses paroles sont cinglantes
: « Des mulets promènent des fortunes, et le Christ meurt de faim devant ta porte.
» Il montre le Christ dans le pauvre et lui fait dire : « Je pourrais me nourrir
moi-même ; mais je préfère errer en mendiant, tendre la main devant ta porte, pour
être nourri par toi. C’est par amour pour toi que j’agis de la sorte. » Il s’élève
contre l’esclavage et son aliénation : « Ce que je vais vous dire est horrible mais
il faut que je vous le dise : Mettez Dieu au même rang que vos esclaves. Libérez
le Christ de la faim, de la nécessité, des prisons, de la nudité. Ah ! Vous frémissez.
»
Comment nourrissons-nous notre amour du Fils de Dieu ? Quelles sont les marques
de notre amour ? Les pauvres que nous servons doivent savoir au nom de qui nous
les aimons. Les pauvres doivent connaître la source de notre générosité. Nous aimons
car nous aimons le Christ. Nous aimons parce que nous avons été aimés par celui
qui est amour et a livré son Fils jusqu’à la mort.
Dieu agit à travers nos pauvres personnes. La générosité, sans amour de Dieu,
est un acte sec. Ce n’est pas faire preuve de prosélytisme que de parler à un pauvre
de Dieu.
Ainsi Benoît XVI pouvait écrire dans Deus caritas est : « La charité
ne doit pas être un moyen au service de ce qu’on appelle aujourd’hui le prosélytisme.
L’amour est gratuit. Il n’est pas utilisé pour parvenir à d’autres fins. Cela ne
signifie pas toutefois que l’action caritative doive laisser de côté, pour ainsi
dire, Dieu et le Christ. C’est toujours l’homme tout entier qui est en jeu. Souvent,
c’est précisément l’absence de Dieu qui est la racine la plus profonde de la souffrance
humaine. Celui qui pratique la charité au nom de l’Église ne cherchera jamais à
imposer aux autres la foi de l’Église. Il sait que l’amour, dans sa pureté et dans
sa gratuité, est le meilleur témoignage du Dieu auquel nous croyons et qui nous
pousse à aimer. Le chrétien sait quand le temps est venu de parler de Dieu et quand
il est juste de Le taire et de ne laisser parler que l’amour. Il sait que Dieu est
amour (1Jn 4, 8) et qu’il se rend présent précisément dans les moments où rien d’autre
n’est fait sinon qu’aimer. Il sait que le mépris de l’amour est mépris de Dieu et
de l’homme, et qu’il est la tentative de se passer de Dieu. »
Vous considérez donc que l’homme ne doit pas enfermer Dieu dans ses petits désirs
?
Même si l’homme le voulait, il ne réussira jamais à enfermer Dieu. Il doit plutôt
aimer, écouter, adorer Dieu et suivre le Christ. Dans notre civilisation matérialiste,
l’homme pense presque exclusivement à ses intérêts propres et étriqués. Il voit
Dieu comme celui qui devrait lui apporter ce que la consommation ne lui donne pas.
Dieu est utilisé pour satisfaire des demandes égoïstes. S’il ne répond pas, on l’abandonne.
Certains vont même jusqu’à blasphémer son saint nom. La religion qui doit relier
le ciel et la terre risque alors de devenir un espace purement narcissique. Certaines
sectes évangéliques excellent dans ce commerce. On transforme Dieu en idole païenne
qui doit assurer la santé, le bonheur, la prospérité et exaucer tous les caprices
de l’homme. On commande des miracles et, immédiatement, il devrait les déverser
sur nous. Voilà comment les sectes ridiculisent Dieu et se moquent des crédules,
sans intelligence ni foi.
Je ne veux pas condamner les demandes que les hommes peuvent faire pour implorer
une aide divine. Les beaux ex-voto des chapelles, des églises et des cathédrales
montrent combien Dieu a pu intervenir pour aider des hommes. Mais la prière de demande
se fonde sur la confiance en la volonté de Dieu ; le reste nous sera donné par surcroît.
Si nous aimons Dieu, si nous sommes attentifs à accomplir joyeusement sa sainte
volonté, si nous désirons prioritairement sa lumière, c’est-à-dire la loi de Dieu
au plus profond de nos entrailles pour éclairer nos vies (Ps 40, 9 ; He 10, 5-9),
alors il nous aidera naturellement dans nos difficultés.
La religion n’est pas un marché de l’offre et de la demande. Elle n’est pas
un cocon confortable. Le socle du christianisme repose sur l’amour d’un Dieu qui
n’abandonne pas ses enfants. Il ne s’agit pas de demander mais d’espérer et de faire
confiance à un Dieu dont l’amour est inépuisable et qui répand sur nous sa miséricorde
en délivrant notre conscience de ce qui l’inquiète et en donnant plus que nous n’osons
demander (Collecte du 27e dimanche du temps ordinaire). Dieu est notre
Père. Nous sommes ses enfants. Le christianisme invite à retrouver l’esprit de l’enfance.
Notre religion est un élan du Fils vers le Père, et du Père vers le Fils. Simplicité,
confiance, abandon entre les mains de Dieu : voilà notre chemin vers Dieu. La vie
chrétienne est une conspiration de charité.
Avons-nous perdu le
sens de la transcendance de Dieu ?
Dans la foi catholique, la transcendance est exprimée et symbolisée par l’autel.
Que signifie-t-il ? Dans son livre La Messe, Romano Guardini l’explique merveilleusement
: « On peut exprimer au mieux sa signification par deux images : il est seuil et
il est table. Le seuil, c’est la porte, qui signifie une double chose : une frontière
et un franchissement. Le seuil indique où quelque chose finit et où une autre commence.
Jusqu’au seuil, nous sommes dans un lieu ; après le seuil, nous passons, nous entrons
dans un autre. Comme seuil, l’autel forme d’abord une frontière ; la frontière stricte
entre l’espace du monde et l’espace de Dieu, entre l’immédiateté de l’humain et
la Transcendance du divin. L’autel nous fait prendre conscience des hauteurs où
Dieu habite. On peut dire que ces hauteurs se trouvent “de l’autre côté de l’autel”,
si on pense à l’éloignement de Dieu. On peut dire également qu’elles se trouvent
“au-dessus de l’autel”, si on se réfère cette fois à la Transcendance de Dieu. Ces
deux expressions ne doivent pas être comprises dans un sens corporel, matériel et
spatial, mais dans un sens purement spirituel. Elles signifient que Dieu est l’Insaisissable,
l’Inconnaissable, Celui qui est inaccessible à toute démarche et à tout effort qu’on
ferait pour le saisir ; qu’il est le Puissant et le Majestueux, le Terrible, Celui
qui est élevé au-dessus de toutes les choses terrestres : ce qui fonde cet éloignement
et cette élévation, ce ne sont donc pas des distances spatiales, mais la nature
même de Dieu, sa sainteté, à laquelle l’homme en tant qu’homme pécheur n’a pas accès.
Et cependant, cette distance ne doit pas seulement être entendue au sens “purement
spirituel”, je veux dire abstraitement, de façon intellectuelle. Tout dans la liturgie
est symbole. L’autel n’est pas une allégorie, mais un symbole. Le fidèle en effet
ne voit pas dans l’autel le seuil de la Transcendance et la frontière de l’au-delà
comme s’il avait pris conventionnellement l’habitude de voir les choses ainsi :
d’une certaine manière c’est réellement qu’il voit ce seuil et cette frontière.
C’est pourquoi il ne sied pas que le prêtre célébrant se tienne “de l’autre côté
de l’autel”, comme s’il prenait la place de Dieu. Ce faisant, il est comme un écran
qui cache la Transcendance de Dieu. Il est un voile qui cache la majesté de Dieu.
Ainsi au lieu de regarder Dieu, les fidèles regardent le prêtre. Et celui-ci, par
ses mouvements, ses gestes et multiples paroles brouille le Mystère, cache la Transcendance
divine.
» Il suffit à l’homme de se bien disposer intérieurement, de méditer silencieusement
et paisiblement pour qu’il ressente vraiment le Mystère, et son cœur se remplit
alors de respect et d’amour filial. Oui, si l’heure est très propice, il peut même
apprendre à l’autel quelque chose de ce que Moïse a appris lorsque dans la solitude
du mont Horeb il gardait le troupeau et que lui apparut soudain “l’Ange de Yahvé”
sous la forme d’une flamme de feu jaillissant du milieu d’un buisson. Moïse regarda
: le buisson était embrasé mais ne se consumait pas. Yahvé le vit s’avancer pour
mieux voir et Dieu l’appela du milieu du buisson : “Moïse, Moïse !” “Me voici”,
répondit-il. Alors il dit : “N’approche pas d’ici, ôte tes sandales de tes pieds,
car le lieu que tu foules est une terre sainte” (Ex 3, 1-5). »
Couverture : N.W.
Photographies de couverture : © D.R.
Photographies de couverture : © D.R.
© Librairie Arthème Fayard, 2019.
Dépôt légal : mars 2019
ISBN : 978-2-213-70708-2
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