lunes, marzo 18, 2019

Le soir approche et déjà le jour baisse

Nicolas Diat et Cardinal Robert Sarah 
Pour Benoît XVI, artisan incomparable de la reconstruction de l’Église.

Pour François, fils fidèle et dévoué de saint Ignace.

Pour les prêtres du monde entier, en action de grâce à l’occasion de mon Jubilé d’or sacerdotal.


« Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? »
Lettre de saint Paul aux Romains

Hélas, Judas Iscariote
« Si eux se taisent, les pierres crieront » (Lc 19, 40).
« Un traître est un homme qui jure et qui ment. »
William Shakespeare, Macbeth
Pourquoi prendre à nouveau la parole ? Dans mon dernier livre, je vous invitais au silence. Pourtant, je ne peux plus me taire. Je ne dois plus me taire. Les chrétiens sont désorientés. Chaque jour, je reçois de toute part les appels au secours de ceux qui ne savent plus que croire. Chaque jour, je reçois à Rome des prêtres découragés et blessés. L’Église fait l’expérience de la nuit obscure. Le mystère d’iniquité l’enveloppe et l’aveugle.

Quotidiennement nous parviennent les nouvelles les plus terrifiantes. Il ne passe pas une semaine sans qu’un cas d’abus sexuel ne soit révélé. Chacune de ces révélations vient lacérer notre cœur de fils de l’Église. Comme le disait saint Paul VI, les fumées de Satan nous envahissent. L’Église, qui devrait être un lieu de lumière, est devenue un repaire de ténèbres. Elle devrait être une maison de famille sûre et paisible, et voilà qu’elle est devenue une caverne de brigands ! Comment pouvons-nous supporter que parmi nous, dans nos rangs, se soient introduits des prédateurs ? Nombre de prêtres fidèles se comportent chaque jour en bergers attentionnés, en pères pleins de douceur, en guides fermes. Mais certains hommes de Dieu sont devenus les agents du Mauvais. Ils ont cherché à souiller l’âme pure des plus petits. Ils ont humilié l’image du Christ présente en chaque enfant.
Les prêtres du monde entier se sont sentis humiliés et trahis par tant d’abominations. À la suite de Jésus, l’Église vit le mystère de la flagellation. Son corps est lacéré. Qui porte les coups ? Ceux-là même qui devraient l’aimer et la protéger ! Oui, j’ose emprunter les mots du pape François : le mystère de Judas plane sur notre temps. Le mystère de la trahison suinte des murs de l’Église. Les abus sur les mineurs le révèlent de la manière la plus abominable. Mais il faut avoir le courage de regarder notre péché en face : cette trahison-là a été préparée et causée par beaucoup d’autres, moins visibles, plus subtiles mais tout aussi profondes. Nous vivons depuis longtemps le mystère de Judas. Ce qui apparaît désormais au grand jour a des causes profondes qu’il faut avoir le courage de dénoncer avec clarté. La crise que vivent le clergé, l’Église et le monde est radicalement une crise spirituelle, une crise de la foi. Nous vivons le mystère d’iniquité, le mystère de la trahison, le mystère de Judas.

Permettez-moi de méditer avec vous sur la figure de Judas. Jésus l’avait appelé comme tous les apôtres. Jésus l’aimait ! Il l’avait envoyé pour annoncer la Bonne Nouvelle. Mais peu à peu le doute s’est emparé du cœur de Judas. Insensiblement, il s’est mis à juger l’enseignement de Jésus. Il s’est dit : ce Jésus est trop exigeant, peu efficace. Judas a voulu faire advenir le Royaume de Dieu sur la terre, tout de suite, par des moyens humains et selon ses plans personnels. Pourtant, il avait entendu Jésus lui dire : « Vos pensées ne sont pas mes pensées, vos voies ne sont pas mes voies » (Is 55, 8). Judas s’est malgré tout éloigné. Il n’a plus écouté le Christ. Il ne l’a plus accompagné dans ces longues nuits de silence et de prière. Judas s’est réfugié dans les affaires du monde. Il s’est occupé de la bourse, de l’argent et du commerce. Le menteur continuait à suivre le Christ, mais il n’y croyait plus. Il murmurait. Le soir du Jeudi Saint, le Maître lui a lavé les pieds. Son cœur devait être bien endurci pour ne pas se laisser toucher. Le Seigneur était là devant lui, à genoux, serviteur humilié, lavant les pieds de celui qui devait le livrer. Jésus a posé sur lui une dernière fois son regard plein de douceur et de miséricorde. Mais le diable s’était déjà introduit dans le cœur de Judas. Il n’a pas baissé les yeux. Intérieurement, il a dû prononcer l’antique mot de la révolte : « non serviam », « je ne servirai pas ». Lors de la Cène, il a communié alors que son projet était arrêté. Ce fut la première communion sacrilège de l’histoire. Et il a trahi.
Judas est pour l’éternité le nom du traître et son ombre plane aujourd’hui sur nous. Oui, comme lui, nous avons trahi ! Nous avons abandonné la prière. Le mal de l’activisme efficace s’est infiltré partout. Nous cherchons à imiter l’organisation des grandes entreprises. Nous oublions que seule la prière est le sang qui peut irriguer le cœur de l’Église. Nous affirmons que nous n’avons pas de temps à perdre. Nous voulons employer ce temps à des œuvres sociales utiles. Celui qui ne prie plus a déjà trahi. Déjà, il est prêt à toutes les compromissions avec le monde. Il marche sur la voie de Judas.
Nous tolérons toutes les remises en cause. La doctrine catholique est mise en doute. Au nom de postures soi-disant intellectuelles, des théologiens s’amusent à déconstruire les dogmes, à vider la morale de son sens profond. Le relativisme est le masque de Judas déguisé en intellectuel. Comment s’étonner lorsque nous apprenons que tant de prêtres brisent leurs engagements ? Nous relativisons le sens du célibat, nous revendiquons le droit à avoir une vie privée, ce qui est contraire à la mission du prêtre. Certains vont jusqu’à revendiquer le droit à des comportements homosexuels. Les scandales se succèdent, chez les prêtres et chez les évêques.
Le mystère de Judas s’étend. Je veux donc dire à tous les prêtres : restez forts et droits. Certes, à cause de quelques ministres, vous serez tous étiquetés comme homosexuels. On traînera dans la boue l’Église catholique. On la présentera comme si elle était entièrement composée de prêtres hypocrites et avides de pouvoir. Que votre cœur ne se trouble pas. Le Vendredi Saint, Jésus était chargé de tous les crimes du monde, et Jérusalem hurlait : « Crucifie-le ! Crucifie-le ! » Nonobstant les enquêtes tendancieuses qui vous présentent la situation désastreuse d’ecclésiastiques irresponsables à la vie intérieure anémiée, aux commandes du gouvernement même de l’Église, restez sereins et confiants comme la Vierge et saint Jean au pied de la Croix. Les prêtres, les évêques et les cardinaux sans morale ne terniront en rien le témoignage lumineux des plus de quatre cent mille prêtres à travers le monde qui, chaque jour et dans la fidélité, servent saintement et joyeusement le seigneur. Malgré la violence des attaques qu’elle peut subir, l’Église ne mourra pas. C’est la promesse du Seigneur, et sa parole est infaillible.

Les chrétiens tremblent, vacillent, doutent. J’ai voulu ce livre pour eux. Pour leur dire : ne doutez pas ! Tenez ferme la doctrine ! Tenez la prière ! J’ai voulu ce livre pour réconforter les chrétiens et les prêtres fidèles.
Le mystère de Judas, le mystère de la trahison, est un poison subtil. Le diable cherche à nous faire douter de l’Église. Il veut que nous la regardions comme une organisation humaine en crise. Pourtant, elle est tellement plus que cela : elle est le Christ se continuant. Le diable nous pousse à la division et au schisme. Il veut nous faire croire que l’Église a trahi. Mais l’Église ne trahit pas. L’Église, pleine de pécheurs, est elle-même sans péchés ! Il y aura toujours assez de lumière en elle pour ceux qui cherchent Dieu. Ne soyez pas tentés par la haine, la division, la manipulation. Il ne s’agit pas de créer un parti, de nous dresser les uns contre les autres : « Le Maître nous a mis en garde contre ces dangers au point de rassurer le peuple, même à l’égard des mauvais pasteurs : il ne fallait pas qu’à cause d’eux on abandonnât l’Église, cette chaire de la vérité […] Donc ne nous perdons pas dans le mal de la division, à cause de ceux qui sont mauvais », disait déjà saint Augustin (lettre 105).

L’Église souffre, elle est bafouée et ses ennemis sont à l’intérieur. Ne l’abandonnons pas. Tous les pasteurs sont des homme pécheurs, mais ils portent en eux le mystère du Christ.
Que faire alors ? Il ne s’agit pas de s’organiser et de mettre en œuvre des stratégies. Comment croire que par nous-même nous pourrions améliorer les choses ? Ce serait entrer encore dans l’illusion mortifère de Judas.
Face au déferlement des péchés dans les rangs de l’Église, nous sommes tentés de vouloir prendre les choses en mains. Nous sommes tentés de vouloir purifier l’Église par nos propres forces. Ce serait une erreur. Que ferions-nous ? Un parti ? Un courant ? Telle est la tentation la plus grave : les oripeaux de la division. Sous prétexte de faire le bien, on se divise, on se critique, on se déchire. Et le démon ricane. Il a réussi à tenter les bons sous l’apparence du bien. Nous ne réformons pas l’Église par la division et la haine. Nous réformons l’Église en commençant par nous changer nous-mêmes ! N’hésitons pas, chacun à notre place, à dénoncer le péché en commençant par le nôtre.
Je tremble à l’idée que la tunique sans couture du Christ risque à nouveau d’être déchirée. Jésus a souffert l’agonie en voyant par avance les divisions des chrétiens. Ne le crucifions pas à nouveau ! Son cœur nous supplie : il a soif d’unité ! Le diable craint d’être nommé par son nom. Il aime à se draper dans le brouillard de l’ambiguïté. Soyons clairs. « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde », disait Albert Camus.

Dans ce livre, je n’hésiterai pas à avoir un langage ferme. Avec l’aide de l’écrivain et essayiste Nicolas Diat, sans qui peu de choses auraient été possibles et qui a été depuis l’écriture de Dieu ou rien d’une fidélité sans faille, je veux m’inspirer de la parole de Dieu qui est comme un glaive à deux tranchants. N’ayons pas peur de dire que l’Église a besoin d’une profonde réforme et que cette dernière passe par notre conversion.
Pardonnez-moi si certaines de mes paroles vous choquent. Je ne veux pas vous endormir avec des propos lénifiants et menteurs. Je ne cherche ni le succès ni la popularité. Ce livre est le cri de mon âme ! C’est un cri d’amour pour Dieu et pour mes frères. Je vous dois, à vous chrétiens, la seule vérité qui sauve. L’Église se meurt parce que les pasteurs ont peur de parler en toute vérité et clarté. Nous avons peur des médias, peur de l’opinion, peur de nos propres frères ! Le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis.
Aujourd’hui, dans ces pages, je vous offre ce qui est le cœur de ma vie : la foi en Dieu. Dans peu de temps, je paraîtrai devant le Juge éternel. Si je ne vous transmets pas la vérité que j’ai reçue, que lui dirai-je alors ? Nous évêques devrions trembler en pensant à nos silences coupables, à nos silences de complicité, à nos silences de complaisance avec le monde.

On me demande souvent : que devons-nous faire ? Quand la division menace, il faut renforcer l’unité. Elle n’a rien à voir avec un esprit de corps comme il en existe dans le monde. L’unité de l’Église a sa source dans le cœur de Jésus-Christ. Nous devons nous tenir près de lui, en lui. Ce cœur qui a été ouvert par la lance pour que nous puissions nous y réfugier sera notre maison. L’unité de l’Église repose sur quatre colonnes. La prière, la doctrine catholique, l’amour de Pierre et la charité mutuelle doivent devenir les priorités de notre âme et de toutes nos activités.

La prière

Sans l’union à Dieu, toute entreprise d’affermissement de l’Église et de la foi sera vaine. Sans prière, nous serons des cymbales retentissantes. Nous déchoirons au rang des bateleurs médiatiques qui font tant de bruits et ne produisent que du vent. La prière doit devenir notre respiration la plus intime. Elle nous remet face à Dieu. Avons-nous un autre but ? Nous chrétiens, prêtres, évêques, avons-nous une autre raison d’exister que de nous tenir devant Dieu et d’y conduire les autres ? Il est temps de l’enseigner ! Il est temps de la mettre en œuvre ! Celui qui prie se sauve, celui qui ne prie pas se damne, disait saint Alphonse. Je veux insister sur ce point, car une Église qui ne porterait pas la prière comme son bien le plus précieux court à sa perte. Si nous ne retrouvons pas le sens des veilles longues et patientes avec le Seigneur, nous le trahirons. Les Apôtres l’ont fait : nous croyons-nous meilleurs qu’eux ? Les prêtres en particulier doivent absolument avoir une âme de prière. Sans cela, la plus efficace des actions sociales deviendrait inutile et même nocive. Elle nous donnerait l’illusion de servir Dieu alors que nous ne faisons que l’œuvre du Mauvais. Il ne s’agit pas de multiplier les dévotions. Il s’agit de nous taire et d’adorer. Il s’agit de nous mettre à genoux. Il s’agit d’entrer avec crainte et respect dans la liturgie. Elle est l’œuvre de Dieu. Elle n’est pas un théâtre.
J’aimerais que mes frères évêques n’oublient jamais leurs graves responsabilités. Chers amis, vous voulez relever l’Église ? Mettez-vous à genoux ! C’est le seul moyen ! Si vous procédez autrement, ce que vous ferez ne sera pas de Dieu. Seul Dieu peut nous sauver. Il ne le fera que si nous le prions. Comme je voudrais que s’élève du monde entier une prière profonde et ininterrompue, une louange et une supplication adorantes. Le jour où ce chant silencieux retentira dans les cœurs, le Seigneur pourra enfin être entendu et agir à travers ses enfants. D’ici là, nous lui faisons obstacle par nos agitations et nos bavardages. Si nous ne posons pas, comme saint Jean, notre tête contre le cœur du Christ, nous n’aurons pas la force de le suivre jusqu’à la Croix. Si nous ne prenons pas le temps d’écouter les battements du cœur de notre Dieu, nous l’abandonnerons, nous le trahirons comme le firent les apôtres eux-mêmes.

La doctrine catholique

Nous n’avons pas à inventer et à construire l’unité de l’Église. La source de notre unité nous précède et nous est offerte. C’est la Révélation que nous recevons. Si chacun défend son opinion, sa nouveauté, alors la division se répandra partout. Je suis meurtri de voir tant de pasteurs brader la doctrine catholique et installer la division parmi les fidèles. Nous devons au peuple chrétien un enseignement clair, ferme et stable. Comment accepter que les conférences épiscopales se contredisent ? Là où règne la confusion, Dieu ne peut habiter !
L’unité de la foi suppose l’unité du magistère dans l’espace et dans le temps. Quand un enseignement nouveau nous est donné, il doit toujours être interprété en cohérence avec l’enseignement qui précède. Si nous introduisons des ruptures et des révolutions, nous brisons l’unité qui régit la sainte Église au travers des siècles. Cela ne signifie pas que nous sommes condamnés au fixisme. Mais toute évolution doit être une meilleure compréhension et un approfondissement du passé. L’herméneutique de réforme dans la continuité que Benoît XVI a si clairement enseignée est une condition sine qua non de l’unité. Ceux qui annoncent à grand fracas le changement et la rupture sont des faux prophètes. Ils ne cherchent pas le bien du troupeau. Ce sont des mercenaires introduits en fraude dans la bergerie. Notre unité se forgera autour de la vérité de la doctrine catholique. Il n’y a pas d’autres moyens. Vouloir gagner la popularité médiatique au prix de la vérité revient à faire l’œuvre de Judas.
N’ayons pas peur ! Quel cadeau plus merveilleux offrir à l’humanité que la vérité de l’Évangile ? Certes, Jésus es exigeant. Oui, le suivre demande de porter sa Croix chaque jour ! La tentation de la lâcheté est partout. Elle guette en particulier les pasteurs. L’enseignement de Jésus paraît trop dur. Combien parmi nous sont tentés de penser : « Ce qu’il dit là est intolérable, on ne peut pas continuer à l’écouter ! » (Jn 6, 60). Le seigneur se retourne vers ceux qu’il a choisis, vers nous prêtres et évêques, et à nouveau nous demande : « Voulez-vous partir, vous aussi ? » (Jn 6, 67). Il nous fixe les yeux dans les yeux et nous demande à chacun : vas-tu m’abandonner ? Vas-tu renoncer à enseigner la foi dans toute sa plénitude ? Auras-tu le courage de prêcher ma présence réelle dans l’Eucharistie ? Auras-tu le courage d’appeler ces jeunes à la vie consacrée ? Auras-tu la force de dire que sans la confession régulière, la communion sacramentelle risque de perdre son sens ? Auras-tu l’audace de rappeler la vérité de l’indissolubilité du mariage ? Auras-tu la charité de le faire même pour ceux qui risquent de te le reprocher ? Auras-tu le courage d’inviter avec douceur les divorcés, engagés dans une nouvelle union, à changer de vie ? Préfères-tu le succès ou veux-tu venir à ma suite ? Dieu veuille qu’avec saint Pierre nous puissions lui répondre, remplis d’amour et d’humilité : « À qui irions-nous Seigneur ? Tu as les paroles de la vie éternelle ! » (Jn 6, 68).

L’amour de Pierre

Le pape est le porteur du mystère de Simon-Pierre à qui le Christ a dit : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église » (Mt 16, 18). Le mystère de Pierre est un mystère de foi. Jésus a voulu remettre son Église à un homme. Pour mieux nous le rappeler, il a laissé cet homme le trahir par trois fois devant tous, avant de lui remettre les clefs de son Église. Nous savons que la barque de l’Église n’est pas confiée à un homme en raison de capacités extraordinaires. Nous croyons pourtant que cet homme sera toujours assisté par le divin pasteur pour tenir ferme la règle de la foi.
N’ayons pas peur ! Entendons Jésus : « Tu es Simon […] Tu t’appelleras Pierre ! » (Jn 1, 42). Depuis les premières heures se tisse la trame de l’histoire de l’Église : fil d’or des décisions infaillibles des pontifes, successeurs de Pierre, fil noir des actes humains et imparfaits des papes, successeurs de Simon. Dans ce chevauchement incompréhensible de fils entremêlés, nous sentons la petite aiguille guidée par la main invisible de Dieu, attentive à tracer sur la trame le seul nom par lequel nous pouvons être sauvés, le nom de Jésus-Christ !
Chers amis, vos pasteurs sont couverts de défauts et d’imperfections. Mais ce n’est pas en les méprisant que vous construirez l’unité de l’Église. N’ayez pas peur d’exiger d’eux la foi catholique, les sacrements de la vie divine. Souvenez-vous de la parole de saint Augustin : « Quand Pierre baptise, c’est Jésus qui baptise. Mais quand Judas baptise, c’est encore Jésus qui baptise ! » (Homélies sur l’Évangile de saint Jean, VIII). Le plus indigne des prêtres reste l’instrument de la grâce divine quand il célèbre les sacrements. Voyez jusqu’où Dieu nous aime ! Il consent à remettre son corps eucharistique entre les mains sacrilèges des prêtres misérables. Si vous pensez que vos prêtres et vos évêques ne sont pas des saints, alors soyez-le pour eux. Faites pénitence, jeûnez pour réparer leurs fautes et leurs lâchetés. C’est seulement ainsi que l’on peut porter le fardeau de l’autre.

La charité fraternelle

Souvenons-nous des paroles du concile Vatican II : « L’Église est le sacrement de l’unité du genre humain. » Pourtant, tant de haine et de division la défigurent. Il est temps de retrouver entre nous un peu de bienveillance. Il est temps d’annoncer la fin du soupçon et de la suspicion ! Pour nous catholiques, il est temps d’« entrer dans une vraie démarche de réconciliation interne », selon les mots de Benoît XVI.
J’écris ces mots depuis mon bureau d’où j’aperçois la place Saint-Pierre. Elle ouvre grand ses bras pour mieux embrasser l’humanité entière. Car l’Église est une mère, elle nous ouvre les bras ! Courons nous y blottir, nous y serrer les uns auprès des autres ! En son sein, rien ne nous menace ! Le Christ a étendu une fois pour toutes les bras sur la Croix pour que désormais l’Église puisse ouvrir les siens et nous réconcilier en elle, avec Dieu et entre nous. À tous ceux qui sont tentés par la trahison, la dissension, la manipulation, le Seigneur redit ces paroles : « Pourquoi me persécutes-tu ? […] Je suis Jésus que tu persécutes » (Ac 9, 4-5) : en nous disputant, en nous haïssant, c’est Jésus que nous persécutons !

Prions un moment ensemble auprès de la grande fresque de Michel-Ange dans la chapelle Sixtine. Il y a représenté le Jugement Dernier. Mettons-nous à genoux devant la majesté divine représentée ici. Toute la cour céleste l’entoure. Les saints sont là, ils portent les instruments de leur martyr. Voici les apôtres, les vierges, les inconnus, les saints qui sont le secret du cœur de Dieu. Tous chantent sa gloire et sa louange. À leurs pieds, les damnés de l’enfer crient leur haine de Dieu. Voici que tout à coup nous prenons conscience de notre petitesse, de notre néant. Voici que tout à coup, nous qui pensions avoir tant d’idées importantes, de projets nécessaires,
nous nous taisons, terrassés par la grandeur et la transcendance de Dieu. Emplis de crainte filiale, nous levons les yeux vers le Christ glorieux, tandis qu’à chacun de nous, il demande : « M’aimes-tu ? » Laissons résonner sa question. Ne nous hâtons pas de répondre.
En vérité l’aimons-nous ? L’aimons-nous à en mourir ? Si nous pouvons répondre humblement, simplement : « Seigneur, tu sais tout, tu sais bien que je t’aime », alors il nous sourira, alors Marie et les saints du ciel nous souriront et à chaque chrétien ils diront, comme autrefois à François d’Assise : « Va et répare mon Église ! » Va, répare par ta foi, par ton espérance et ta charité. Va et répare par ta prière et ta fidélité. Grâce à toi, mon Église redeviendra ma maison.
Robert cardinal Sarah
Rome, le vendredi 22 février 2019.



Partie IL’effondrement spirituel et religieux


1La crise de la foi

NICOLAS DIAT : Pensez-vous que notre époque connaît une crise de la foi ?

CARDINAL ROBERT SARAH : Permettez-moi de vous répondre par une analogie. Je crois que l’attitude du monde moderne est à l’image de la lâcheté de saint Pierre lors de la Passion, telle qu’elle nous est décrite dans l’Évangile. Jésus vient d’être arrêté. Pierre, qui l’a suivi de loin, entre dans la cour du prétoire de Pilate, sans doute profondément bouleversé. « Comme Pierre était en bas dans la cour, arrive une des servantes du Grand Prêtre. Voyant Pierre qui se chauffait, elle le dévisagea et dit : “Toi aussi, tu étais avec le Nazarénien Jésus.” Mais lui nia en disant : “Je ne sais pas, je ne comprends pas ce que tu dis.” Puis il se retira dehors vers le vestibule et un coq chanta. La servante, l’ayant vu, recommença à dire aux assistants : “Celui-là en est !” Mais de nouveau il niait. Peu après, à leur tour, les assistants disaient à Pierre : “Vraiment tu en es, et d’ailleurs tu es Galiléen.” Mais il se mit à jurer avec force imprécations : “Je ne connais pas cet homme dont vous parlez.” » (Mc 14, 66-71).
Comme Pierre, le monde moderne a renié le Christ. L’homme contemporain a eu peur de Dieu, peur de se faire son disciple. Il a dit : « Je ne veux pas connaître Dieu. » Il a craint le regard des autres. On lui a demandé s’il connaissait le Christ, et il a répondu : « Je ne connais pas cet homme. » Il a eu honte de lui-même, et il a juré : « Dieu ? Je ne sais qui il est ! » Nous avons voulu briller aux yeux du monde, et, par trois fois, nous avons renié notre Dieu. Nous avons affirmé : je ne suis pas sûr de lui, des Évangiles, des dogmes, de la morale chrétienne. Nous avons eu honte des saints et des martyrs, nous avons rougi de Dieu, de son Église et de sa liturgie, tremblé devant le monde et ses serviteurs. Alors qu’il venait de le trahir, Jésus regarda Pierre. Que d’amour et de miséricorde, mais aussi combien de reproches et de justice dans ce regard ! Pierre pleura amèrement. Il sut demander pardon.
Accepterons-nous de croiser le regard du Christ ? Je crois que le monde moderne détourne les yeux : il a peur. Il ne veut pas voir son image reflétée dans les yeux si doux de Jésus. Il s’enferme. Mais s’il refuse de se laisser regarder, il finira comme Judas, dans le désespoir. Tel est le sens de la crise contemporaine de la foi. Nous ne voulons pas regarder vers celui que nous avons crucifié. Aussi courons-nous vers le suicide. Ce livre est un appel au monde moderne, pour qu’il accepte de croiser le regard de Dieu et puisse enfin pleurer.

Comment définir la foi ? Qu’est-ce que croire ?

Ce sont des questions qui devraient constamment nous hanter. Nous devons nous interroger sur le sens de notre croyance, pour éviter de vivre à la périphérie de nous-mêmes, dans la superficialité, la routine ou l’indifférence. Il y a des réalités vécues difficiles à définir telles que l’amour ou l’expérience de l’intimité intérieure avec Dieu. Ces réalités empoignent et saisissent toute l’existence, la bouleversent et la transforment de l’intérieur. Si nous voulons tenter de balbutier quelque chose sur la foi, je dirais que, pour le chrétien, la foi est une confiance totale et absolue de l’homme envers un Dieu personnellement rencontré. Certains se proclament incroyants, athées ou agnostiques. Pour eux, l’esprit humain est dans une complète ignorance quant à la nature intime, l’origine et la destinée des choses. Ces personnes sont profondément malheureuses. Elles ressemblent à des fleuves immenses qui n’auraient point de sources pour alimenter leur vie. Elles ressemblent à des arbres qui, s’étant inexorablement coupés de leurs racines, se sont condamnés à mourir. Tôt ou tard, ils sèchent et meurent. Les hommes qui n’ont pas la foi sont comme des personnes qui n’ont ni père ni mère qui les engendrent et les renouvellent dans la perception de leur propre mystère. Or la foi est une véritable mère. Dans les Actes des martyrs, le préfet romain Rusticus demande au chrétien Hiérax : « Où sont tes parents ? » Ce dernier lui répond : « Notre vrai père, c’est le Christ, et notre mère : la foi en Lui. » C’est un grand malheur de ne pas croire en Dieu et d’être privé de sa mère.
Il est heureux qu’il y ait beaucoup d’hommes et de femmes qui se disent croyants. De nombreux peuples attachent une importance capitale à la foi en un être transcendant. Certains ont leurs dieux, qui sont souvent présentés sous la forme de puissances plus ou moins personnifiées qui dominent les hommes. Ils inspirent la terreur et la crainte, la peur et l’angoisse. D’où la tentation de la magie et de l’idolâtrie. On imagine qu’ils exigent des sacrifices sanglants pour attirer leur bienveillance ou apaiser leur courroux.
Dans l’histoire de l’humanité, un homme, Abraham, a su opérer un retournement total en découvrant la foi comme une relation essentiellement personnelle avec un Dieu unique. Cette relation a été initiée par la confiance sans réserve en la parole de Dieu. Abraham entend une parole et un appel ; il obéit immédiatement. Il lui est demandé, de façon impérative et radicale, de quitter son pays, sa parenté et la maison de son père et de partir « pour le pays que je t’indiquerai » (Gn 12, 1).
La foi est donc un « oui » à Dieu. Elle exige de l’homme qu’il quitte ses dieux, sa culture, toutes les assurances et les richesses humaines pour entrer dans le pays, la culture et le patrimoine de Dieu. La foi consiste à se laisser guider par Dieu. Il devient notre seule richesse, notre présent et notre avenir. Il devient notre force, notre soutien, notre sécurité, notre rocher inébranlable sur lequel nous pouvons nous appuyer. La foi est vécue en bâtissant la maison de notre vie sur le roc qui est Dieu (Mt 7, 24). Ainsi peut-il dire à l’homme : « Si vous ne tenez à moi – autrement dit, si vous ne croyez pas – vous ne tiendrez pas » (Is 7, 9).
La foi d’Abraham se développe, s’enracine et se fortifie dans une alliance interpersonnelle faite de liens indestructibles avec son Dieu. La foi implique et exige la fidélité. Cette dernière traduit et exprime un engagement indéfectible à nous attacher à Dieu seul. La fidélité est d’abord celle du Dieu toujours fidèle à ses promesses, n’abandonnant jamais ceux qui le cherchent (Ps 9, 11) : « Je conclurai avec eux une Alliance éternelle : je ne cesserai pas de les suivre pour leur faire du bien et je mettrai ma crainte en leur cœur pour qu’ils ne s’écartent plus de moi » (Jr 32, 40 ; Is 61, 8 ; Is 55, 3).
La foi est contagieuse. Si elle ne l’est pas, c’est qu’elle s’est affadie. La foi est comme le soleil : elle brille, éclaire, rayonne et réchauffe tout ce qui gravite autour d’elle. Par la force de sa foi, Abraham entraîne toute sa famille et sa descendance dans une relation personnelle avec Dieu. Certes, la foi est un acte intimement personnel, mais elle doit aussi être professée et vécue en famille, en Église, en communion ecclésiale. Ma foi est celle de l’Église. C’est ainsi que Dieu se nommera lui-même le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob (Ex 3, 6), le Dieu des pères du peuple Israël.
La foi est véritablement une relation forte entre Dieu et son Peuple Israël. Au début, Dieu prend l’initiative de toute chose. Mais l’homme doit répondre à cette initiative divine par la foi. La foi est toujours une réponse d’amour à une initiative d’amour et d’Alliance.
La foi grandit dans une intense vie de prière et de silence contemplatif. Elle se nourrit et se consolide dans un face-à-face quotidien avec Dieu, et dans une attitude d’adoration et de contemplation silencieuse. Elle est confessée dans le Credo, célébrée dans la liturgie, vécue dans la pratique des commandements. Elle acquiert sa croissance par une vie d’intériorité, d’adoration et de prière. La foi est nourrie par la liturgie, par la doctrine catholique et par l’ensemble de la tradition de l’Église. Ses sources principales sont l’Écriture sainte, les Pères de l’Église et le magistère.
S’il est ardu et difficile de connaître Dieu et de nouer des relations personnelles et intimes avec Lui, nous pouvons réellement le voir, l’entendre, le toucher, le contempler à travers sa parole et les sacrements. En nous ouvrant sincèrement à la vérité et à la beauté de la Création, mais aussi par notre capacité à percevoir le sens du bien moral, notre attention à la voix de notre conscience parce que nous portons en nous ce désir et cette aspiration à une vie infinie, nous nous mettons dans de bonnes conditions pour entrer en contact avec Dieu : « Interroge la beauté de la terre, dit saint Augustin, interroge la beauté de la mer, interroge la beauté de l’air qui se dilate et se diffuse, interroge la beauté du ciel […] interroge toutes ces réalités. Toutes te répondent : “Vois nous sommes belles !” Leur beauté est une profession de foi. Ces beautés sujettes au changement, qui les a faites sinon le Beau, non sujet au changement ? » (Serm. 241, 2).
Aux yeux de beaucoup de nos contemporains, la foi était une lumière suffisante pour les sociétés anciennes. Mais, pour les temps modernes, le temps de la science et de la technologie, elle est une lumière illusoire qui empêcherait l’homme de cultiver l’audace du savoir. Elle serait même un frein à sa liberté et maintiendrait l’homme dans l’ignorance et la peur.
À cette mentalité contemporaine, le pape François répond avec éclat : « La lumière de la foi possède un caractère singulier, étant capable d’éclairer toute l’existence de l’homme. Pour qu’une lumière soit aussi puissante, elle ne peut provenir de nous-mêmes, elle doit venir d’une source plus originaire, elle doit venir, en définitive, de Dieu. La foi naît de la rencontre avec le Dieu vivant, qui nous appelle et nous révèle son amour, un amour qui nous précède et sur lequel nous pouvons nous appuyer pour être solides et construire nos vies. Transformés par cet amour, nous recevons des yeux nouveaux, nous faisons l’expérience qu’en Lui se trouve une grande promesse de plénitude, et le regard de l’avenir s’ouvre à nous. La foi que nous recevons de Dieu comme un don surnaturel apparaît comme une lumière pour la route, qui oriente et éclaire notre marche dans le temps. […] Nous comprenons alors que la foi n’habite pas dans l’obscurité, mais qu’elle est une lumière pour nos ténèbres. Un homme privé de la lumière de la foi ressemble à un orphelin ou, comme nous le disions plus haut, il ressemble à quelqu’un qui n’a jamais connu ni son père ni sa mère. C’est triste et déshumanisant de ne point avoir de père ni de mère. Pour les premiers chrétiens, la foi, en tant que rencontre avec le Dieu vivant manifesté dans le Christ Jésus, était une “mère” parce qu’elle les faisait venir à la lumière, elle engendrait en eux la vie divine, une nouvelle expérience, une vision lumineuse de l’existence pour laquelle on doit être prêt à rendre un témoignage public jusqu’au don de son sang, jusqu’à la mort.
» Mais il faut souligner avec suffisamment d’insistance que la foi est inséparablement liée à la conversion. Elle est une rupture avec notre vie de péché, avec les idoles et tous les “veaux d’or” de notre propre fabrication pour revenir au Dieu vivant et vrai, au moyen d’une rencontre qui nous désarçonne et nous renverse totalement. La rencontre avec Dieu est terrifiante et pacificatrice en même temps. Croire signifie s’en remettre à Dieu et à son amour miséricordieux, un amour qui accueille toujours et pardonne, soutient et oriente l’existence, et se montre puissant dans sa capacité de redresser les déformations de notre histoire. La foi consiste dans la disponibilité à se laisser transformer toujours de nouveau par l’appel de ce Dieu, qui constamment nous répète : “Revenez à moi de tout votre cœur, dans le jeûne, les larmes et le deuil. Déchirez vos cœurs et non vos vêtements et revenez au Seigneur, car il est tendre et miséricordieux” (Jl 2, 12-13). Mais notre retour vers le Seigneur, notre véritable conversion par une réponse d’amour, pour une nouvelle Alliance avec Lui, doivent s’effectuer dans la vérité et de manière incarnée et non pas uniquement de façon théorique ou par des subtilités théologiques ou canoniques. Nous ne sommes pas très différents du Peuple de la Première Alliance. Souvent frappé par la main de Dieu pour ses adultères et ses infidélités, Israël a cru pouvoir trouver dans une pénitence sans lendemain et sans racines profondes, son retour en grâce et sa délivrance. Les prophètes repoussent énergiquement cette pénitence superficielle, sentimentale, sans réelle rupture avec son péché, sans véritable abandon de son état de péché et de ses idoles qui ont accaparé son cœur. Seul un repentir issu du plus profond du cœur peut obtenir le pardon et la miséricorde de Dieu.
» La foi est aussi et surtout une réalité ecclésiale. C’est Dieu qui nous donne la foi à travers notre sainte mère l’Église. Ainsi la foi de chacun de nous s’insère dans celle de la communauté, dans le “nous” ecclésial. La lumière de la foi est une lumière incarnée, qui procède de la vie lumineuse de Jésus. […] Et la lumière de Jésus brille, comme dans un miroir, sur le visage des chrétiens, et ainsi elle se répand et arrive jusqu’à nous pour que nous puissions, nous aussi, participer à cette vision et réfléchir sur les autres cette lumière, comme, dans la liturgie de Pâques, la lumière du cierge allume beaucoup d’autres cierges. La foi se transmet, pour ainsi dire, par contact, de personne à personne, comme une flamme s’allume à une autre flamme. Les chrétiens, dans leur pauvreté, sèment une graine si féconde qu’elle devient un grand arbre et est capable de remplir le monde de fruits » (Lumen fidei n. 37).
Il est impossible de croire seul, comme il est impossible de naître de soi-même ou de s’engendrer soi-même. La foi n’est pas seulement une décision individuelle que le croyant prendrait dans son intériorité, elle n’est pas une relation isolée entre le moi du fidèle et le Toi divin, entre le sujet autonome et Dieu. Certains voudraient aujourd’hui réduire la foi à une expérience subjective et privée. Pourtant, la foi advient toujours dans la communauté de l’Église, car c’est là que Dieu se révèle en plénitude et se laisse rencontrer tel qu’il est en vérité.

Dans son Entretien sur la foi, Joseph Ratzinger écrit : « Il n’y a pas une majorité contre la majorité des saints : la vraie majorité sont les saints dans l’Église et ce sont les saints qui doivent nous orienter ! » En quoi cette priorité donnée à la sainteté a-t-elle une résonance particulière aujourd’hui ?

Certains voudraient que l’Église se transforme sur le modèle des démocraties modernes. On y confierait le gouvernement à la majorité. Mais cela reviendrait à faire de l’Église une société humaine et non la famille fondée par Dieu.
Dans l’histoire de l’Église, c’est le « petit reste » qui a sauvé la foi. Quelques croyants demeurés fidèles à Dieu et à son Alliance. Ils sont la souche qui va toujours renaître pour que l’arbre ne meure pas. Si démuni soit-il, il subsistera toujours un petit troupeau, un modèle pour l’Église et le monde. Les saints ont trouvé Dieu. Ces hommes et ces femmes ont trouvé l’essentiel. Ils sont la pierre angulaire de l’humanité. La terre renaît et se renouvelle par les saints et leur attachement indéfectible à Dieu et aux hommes qu’ils veulent entraîner vers le salut éternel.
Aucun effort humain, aussi talentueux ou généreux soit-il ne peut transformer une âme et lui donner la vie du Christ. Seules la grâce et la Croix de Jésus peuvent sauver et sanctifier les âmes et faire croître l’Église. Multiplier les efforts humains, croire que les méthodes et les stratégies ont par elles-mêmes une efficacité sera toujours une perte de temps. Le Christ seul peut donner sa vie aux âmes ; il la donne dans la mesure où lui-même vit en nous et s’est entièrement emparé de nous. Il en est ainsi chez les saints. Toute leur vie, toutes leurs actions, tous leurs désirs sont habités par Jésus. La mesure de la valeur apostolique de l’apôtre réside uniquement dans sa sainteté et dans la densité de sa vie de prière.
Nous voyons chaque jour une masse inouïe d’œuvres, de temps, d’efforts dépensés avec ardeur et générosité sans aucun résultat. Or toute l’histoire de l’Église montre qu’il suffit d’un saint pour transformer des milliers d’âmes. Observons, par exemple, le curé d’Ars. Sans rien faire d’autre que d’être saint et de passer des heures devant le tabernacle, il a attiré des foules de toutes les régions du monde dans un petit village inconnu. Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, morte tuberculeuse après quelques années passées dans un Carmel de province, n’a rien fait d’autre que d’être sainte et d’aimer uniquement Jésus ; or elle a transformé des millions d’âmes. La préoccupation principale de tous les disciples de Jésus doit être la sanctification. La première place dans leur vie doit être donnée à l’oraison, à la contemplation silencieuse et à l’Eucharistie, sans quoi tout le reste serait vaine agitation. Les saints aiment et vivent dans la vérité et se soucient de conduire les pécheurs à la vérité du Christ. Jamais ils ne pourront taire cette vérité ni manifester la moindre complaisance envers le péché ou l’erreur. L’amour des pécheurs et de ceux qui sont dans l’erreur exige que nous combattions impitoyablement leurs péchés et leurs erreurs.
Les saints sont souvent cachés aux yeux de leurs contemporains. Dans les monastères, combien de saints ne seront jamais connus par le monde ?
Je déplore que nombre d’évêques et de prêtres négligent leur mission essentielle, qui est leur propre sanctification et l’annonce de l’Évangile de Jésus, pour s’investir dans des questions sociopolitiques comme l’environnement, les migrations ou les sans-logis. C’est un engagement louable que de s’occuper de ces débats. Mais s’ils négligent l’évangélisation et leur propre sanctification, ils s’agitent en vain. L’Église n’est pas une démocratie où le plus grand nombre finit par emporter les décisions. L’Église est le peuple des saints. Dans l’Ancien Testament, un petit peuple toujours persécuté vient sans cesse renouveler la sainte Alliance par la sainteté de son existence quotidienne. Dans l’Église primitive, les chrétiens s’appelaient les « saints » parce que toute leur vie était imprégnée de la présence du Christ et de la lumière de son Évangile. Ils étaient minoritaires mais ils ont transformé le monde. Le Christ n’a jamais promis à ses fidèles qu’ils seraient majoritaires.
Malgré les plus grands efforts missionnaires, l’Église n’a jamais dominé le monde.
Car la mission de l’Église est une mission d’amour, et l’amour ne domine pas. L’amour est là pour servir et pour mourir, pour que les pourront taire cette vérité ni manifester la moindre complaisance envers le péché ou l’erreur. L’amour des pécheurs et de ceux qui sont dans l’erreur exige que nous combattions impitoyablement leurs péchés et leurs erreurs.
Les saints sont souvent cachés aux yeux de leurs contemporains. Dans les monastères, combien de saints ne seront jamais connus par le monde ?
Je déplore que nombre d’évêques et de prêtres négligent leur mission essentielle, qui est leur propre sanctification et l’annonce de l’Évangile de Jésus, pour s’investir dans des questions sociopolitiques comme l’environnement, les migrations ou les sans-logis. C’est un engagement louable que de s’occuper de ces débats. Mais s’ils négligent l’évangélisation et leur propre sanctification, ils s’agitent en vain. L’Église n’est pas une démocratie où le plus grand nombre finit par emporter les décisions. L’Église est le peuple des saints. Dans l’Ancien Testament, un petit peuple toujours persécuté vient sans cesse renouveler la sainte Alliance par la sainteté de son existence quotidienne. Dans l’Église primitive, les chrétiens s’appelaient les « saints » parce que toute leur vie était imprégnée de la présence du Christ et de la lumière de son Évangile. Ils étaient minoritaires mais ils ont transformé le monde. Le Christ n’a jamais promis à ses fidèles qu’ils seraient majoritaires.
Malgré les plus grands efforts missionnaires, l’Église n’a jamais dominé le monde.
Car la mission de l’Église est une mission d’amour, et l’amour ne domine pas. L’amour est là pour servir et pour mourir, pour que les hommes aient la vie, et la vie en plénitude. Jean-Paul II disait ainsi avec raison que nous n’en sommes qu’au tout début de l’évangélisation.
La force d’un chrétien vient de sa relation à Dieu. Il doit incarner la sainteté de Dieu en lui, et revêtir les armes de lumière (Rm 13, 12), « avec la vérité pour ceinture, la justice pour cuirasse, et pour chaussures le zèle à propager l’Évangile de la paix, ayant toujours en main le bouclier de la foi » (Ep 6, 14-16). Cette armature nous équipe puissamment pour la grande bataille des saints, celle de la prière. Elle est une lutte : « Je vous le demande, écrit saint Paul aux Romains, par notre Seigneur Jésus-Christ et la charité de l’Esprit, luttez avec moi dans les prières que vous adressez à Dieu pour moi » (Rm 15, 30). « Épaphras, votre compatriote, vous salue, écrit encore saint Paul aux Colossiens. Ce Serviteur de Jésus-Christ ne cesse de lutter dans ses prières, afin que vous teniez ferme, parfaits et bien établis dans tous les vouloirs divins » (Col 4, 12).
Le livre de la Genèse raconte une scène mystérieuse : le combat physique entre Jacob et Dieu. Nous sommes impressionnés par Jacob, qui ose empoigner Dieu. Le combat dure toute la nuit. Jacob paraît d’abord triompher, mais son mystérieux adversaire le frappe à l’emboîture de la hanche, et celle-ci se démet pendant qu’il lutte avec Lui. Jacob portera pour toujours la blessure de cette lutte nocturne et deviendra désormais l’éponyme du peuple de Dieu : « On ne t’appellera plus Jacob, mais Israël, car tu as été fort contre Dieu et contre les hommes et tu l’as emporté » (Gn 32, 29). Sans révéler son nom, Dieu bénit Jacob et lui donne un nom nouveau. Cette scène est devenue l’image du combat spirituel et de l’efficacité de la prière. La nuit, dans le silence et la solitude, nous luttons avec Dieu dans la prière.
Les saints sont des hommes qui luttent avec Dieu toute la nuit jusqu’à l’aurore. Cette lutte nous grandit, elle nous fait atteindre notre véritable stature d’hommes et d’enfants de Dieu, parce que « le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ […] nous a élus en lui, dès avant la fondation du monde, pour être saints et immaculés en sa présence, dans l’amour » (Ep 1, 3-4).
Dieu nous a élus pour l’adorer. Pourtant, l’être humain ne veut pas s’agenouiller. L’adoration consiste à se mettre devant Dieu dans une attitude d’humilité et d’amour. Il ne s’agit pas d’un acte purement rituel, mais d’un geste de reconnaissance de la majesté divine. Celui-ci exprime une gratitude filiale. Nous ne devons rien demander. Il est fondamental de demeurer dans la gratuité.

Pour Joseph Ratzinger puis Benoît XVI, la crise de l’Église était essentiellement une crise de la foi.

Dans un discours à la Curie, le 22 décembre 2011, Benoît XVI considéra que « le centre de la crise de l’Église en Europe est la crise de la foi. Si nous ne trouvons pas une réponse à celle-ci, […] toutes les autres réformes resteront inefficaces ». Quand Joseph Ratzinger parle de « crise de la foi », il faut bien entendre qu’il ne s’agit pas d’abord d’un problème intellectuel ou théologique au sens académique du terme. Il s’agit d’une « foi vive », une foi qui imprègne et transforme la vie. « Si la foi ne retrouve pas une nouvelle vitalité en devenant une conviction profonde et une force réelle grâce à la rencontre de Jésus-Christ, ajouta Benoît XVI ce jour-là, toutes les autres réformes resteront inefficaces. » Cette perte du sens de la foi est la racine profonde de la crise de civilisation que nous vivons. Comme aux premiers siècles du christianisme, quand s’écroulait l’Empire romain, toutes les institutions humaines semblent aujourd’hui sur la voie de la décadence. Les relations entre les hommes, qu’elles soient politiques, sociales, économiques ou culturelles, deviennent difficiles. En perdant le sens de Dieu, on a sapé le fondement de toute civilisation humaine et ouvert la porte à la barbarie totalitaire.
Benoît XVI a parfaitement expliqué cette idée dans une catéchèse du 14 novembre 2012 : « L’homme séparé de Dieu est réduit à une seule dimension, horizontale. Ce réductionnisme est justement une des causes fondamentales des totalitarismes qui ont eu des conséquences tragiques au siècle dernier, ainsi que de la crise des valeurs que nous voyons actuellement. En obscurcissant la référence à Dieu, on a obscurci aussi l’horizon éthique, pour laisser place au relativisme et à une conception ambiguë de la liberté, qui au lieu d’être libératrice finit par lier l’homme à des idoles. Les tentations que Jésus a affrontées au désert avant sa mission publique représentent bien ces “idoles” qui séduisent l’homme, quand il ne va pas au-delà de lui-même. Si Dieu perd son caractère central, l’homme perd sa juste place, il ne trouve plus sa place dans le créé, dans les relations avec les autres. »
Je voudrais insister sur cette idée. Le fait de refuser à Dieu la possibilité de faire irruption dans tous les aspects de la vie humaine revient à condamner l’homme à la solitude. Il n’est plus qu’un individu isolé, sans origine ni destin. Il se retrouve condamné à errer dans le monde comme un barbare nomade, sans savoir qu’il est fils et héritier d’un Père qui l’a créé par amour et l’appelle à partager son bonheur éternel. C’est une profonde erreur de croire que Dieu viendrait limiter et frustrer notre liberté. Au contraire, Dieu vient nous libérer de la solitude et donner sens à notre liberté. L’homme moderne s’est lui-même rendu prisonnier d’une raison si autonome qu’elle en est devenue solitaire et autiste. « La Révélation est irruption du Dieu vivant et vrai dans notre monde, elle nous libère des geôles de nos théories, dont les grilles veulent nous protéger contre l’irruption de Dieu dans notre vie. […] La misère de la philosophie, c’est-à-dire la misère dans laquelle la raison positiviste s’est précipitée, est devenue misère de notre foi. Celle-ci ne peut être libérée si la raison ne s’ouvre pas à la nouveauté. Si la porte de la connaissance métaphysique demeure fermée, si les frontières du savoir humain telles qu’elles sont fixées par Kant sont infranchissables, alors la foi ne peut que dépérir : le souffle lui manque », écrivait Joseph Ratzinger dans « La théologie, un état des lieux » (Communio, XXII-1, février 1997).
Ce malaise dans la civilisation remonte loin. Il a atteint un moment critique à la fin de de la Seconde Guerre mondiale. L’affrontement de l’Église et de la modernité a créé en Occident une souffrance et un doute chez de nombreux prêtres et chrétiens. En 1966, dans sa conférence au Katholikentag de Bamberg, le théologien Joseph Ratzinger est particulièrement explicite. Pour illustrer la situation de l’Église dans le monde contemporain, il évoque l’image de la cathédrale néogothique de New York, encerclée et surplombée par des géants d’acier, les gratte-ciel. Autrefois, les flèches des cathédrales surplombant les villes évoquaient l’éternel ; désormais, ce bâtiment sacré semble dominé et perdu dans le monde. La modernité naissante méprisait l’Église. Les intellectuels ne comprenaient plus son enseignement. On avait l’impression d’un malentendu impossible à dissiper. D’où le désir, qui se retrouvait notamment dans les mouvements de la jeunesse, de s’affranchir de certains détails extérieurs datés et dépassés. Le cœur de la vie chrétienne devenait incompréhensible pour beaucoup, qui finissaient par ne plus regarder que ces détails secondaires. Joseph Ratzinger donne comme exemple le style désuet de certains textes théologiques pré-Vatican II, le style extérieur de la Curie romaine, ou le déploiement exagéré des pompes des liturgies pontificales baroques. Il fallait supprimer ces causes de malentendus et de scandales inutiles. Il était urgent d’exprimer le cœur de l’Évangile en un langage que les hommes modernes puissent comprendre.
Lors du concile Vatican II, la constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps, Gaudium et spes, a voulu dépoussiérer l’héritage pour mieux le mettre en valeur. Toutefois, quand il s’est agi de définir en termes nouveaux la relation de l’Église avec le monde contemporain, on s’est rendu compte qu’il y avait bien d’autres problèmes en jeu que le seul élagage de tournures d’un autre temps.
Il est légitime de trouver de nouvelles formes d’évangélisation que le monde moderne puisse comprendre et recevoir, mais il est naïf et superficiel de vouloir à tout prix le réconcilier avec l’Église. C’est même le signe d’un aveuglement théologique. « À notre époque, déclarait Joseph Ratzinger dans son discours à la curie romaine à l’occasion de la présentation de vœux de Noël en décembre 2005, l’Église demeure un “signe en butte à la contradiction” (Lc 2, 34) – ce n’est pas sans raison que le pape Jean-Paul II, alors qu’il était encore cardinal, avait donné ce titre aux Exercices spirituels prêchés en 1976 au pape Paul VI et à la Curie romaine. Le concile ne pouvait avoir l’intention d’abolir cette contradiction de l’Évangile à l’égard des dangers et des erreurs de l’homme. En revanche, son intention était certainement d’écarter les contradictions erronées ou superflues, pour présenter à notre monde l’exigence de l’Évangile dans toute sa grandeur et sa pureté. Le pas accompli par le concile vers l’époque moderne, qui de façon assez imprécise a été présenté comme une “ouverture au monde”, appartient en définitive au problème éternel du rapport entre foi et raison, qui se représente sous des formes toujours nouvelles. »
En effet, certains se sont appuyés sur la notion d’incarnation pour affirmer que Dieu était venu à la rencontre du monde et l’avait sanctifié. Dès lors, pour eux, le monde et l’Église devaient se réconcilier. Ils pensaient naïvement qu’être chrétien se résumait à s’immerger joyeusement dans le monde. À rebours de cet irénisme adolescent, le cardinal Ratzinger fait remarquer que l’incarnation ne peut être comprise dans le Nouveau Testament qu’à la lumière de la Passion et de la résurrection. Dans la prédication des apôtres, la proclamation de la résurrection, elle-même inséparable de la Croix, occupe une place centrale. Dans le même discours, il déclarait : « Mais, en tout état de cause, on peut dire ceci : si pour l’Église se tourner vers le monde signifiait se détourner de la Croix, cela la conduirait non pas à un renouveau, mais à sa fin. Lorsque l’Église se tourne vers le monde, cela ne peut pas signifier qu’elle supprime le scandale de la Croix, mais uniquement qu’elle le rend de nouveau accessible dans toute sa nudité, en écartant tous les scandales secondaires qui se sont introduits pour le cacher, et où malheureusement la folie de l’égoïsme humain recouvre bien souvent la folie de l’amour de Dieu, donnant un faux scandale pour l’homme de tous les temps : que le Dieu éternel se soucie de nous les hommes et nous connaisse, que celui qui est insaisissable se soit fait saisissable dans l’homme Jésus, que celui qui est immortel ait souffert sur la Croix, que la résurrection et la vie éternelle nous soient promises à nous mortels, croire cela c’est une prétention irritante pour l’homme moderne. Ce scandale chrétien, le concile n’a pas pu et n’a pas voulu le supprimer. Mais nous devons ajouter : ce scandale primordial, qui ne peut être supprimé sans en même temps supprimer le christianisme, a été bien souvent dans l’histoire recouvert par le scandale secondaire de ceux qui prêchaient la foi, scandale qui n’est absolument pas essentiel au christianisme, mais se laisse volontiers confondre avec le scandale primordial et aime prendre des poses de martyr lorsqu’en réalité on n’est victime que de sa propre étroitesse et de son propre entêtement. »
Je tiens à insister sur ce point essentiel : Jésus-Christ est source unique de salut et de grâce par la Croix. C’est par l’offrande de sa mort que, triomphant du péché, il nous rend la vie surnaturelle, la vie d’amitié avec lui qui s’achèvera en vie éternelle. Pour trouver en Jésus-Christ la vie de Dieu qui nous est donnée, il n’y a pas d’autre voie que la Croix, appellée par l’Église « spes unica », l’« unique espérance ». La Croix dont saint Paul dit : « Pour moi, que jamais je ne me glorifie sinon dans la Croix de notre Seigneur Jésus, qui a fait du monde un crucifié pour moi et de moi un crucifié pour le monde » (Ga 6, 14). Saint Paul est direct : dans sa prédication, il ne veut connaître rien d’autre que Jésus-Christ et « Jésus-Christ crucifié » (1Co 2, 2). Pour que la désobéissance et l’orgueil d’Adam soient réparés, il a fallu que Jésus, par amour, s’abaisse, « devenant obéissant jusqu’à la mort sur une Croix. C’est pourquoi Dieu l’a exalté et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom » (Ph 2, 8-9). Par ces mots, fondamentaux pour le christianisme, saint Paul explique que le triomphe de Dieu naît de la Croix. La nature humaine, blessée par le péché de nos premiers parents qui s’étaient refusés à la vie de Dieu par complaisance envers eux-mêmes, est réparée par la Croix. Il a fallu que notre nature, assumée par le Christ, devienne l’instrument d’une immolation, d’un renoncement total par acceptation de la mort dans l’obéissance d’amour.
De ce fait, l’orientation de l’Église vers le monde ne peut pas signifier un éloignement de la Croix, une renonciation au scandale de la Croix. L’Église cherche sans cesse à se réformer, c’est-à-dire à supprimer de sa vie tous les scandales introduits par les hommes pécheurs. Cependant, elle le fait pour mieux mettre en valeur le scandale premier et irremplaçable de la Croix, le scandale de Dieu allant au-devant de la Croix par amour pour les hommes. Comment ne pas être attristé par l’avalanche de scandales qui arrivent aujourd’hui par des hommes d’Église ? Non seulement ils blessent le cœur des petits mais, plus gravement, ils recouvrent d’un voile noir la Croix glorieuse du Christ. Le péché des chrétiens empêche nos contemporains de se trouver face à la Croix. Oui, une vraie réforme est nécessaire dans l’Église, qui doit remettre la Croix au centre ! Nous n’avons pas à rendre l’Église acceptable selon les critères du monde. Nous avons à la purifier pour qu’elle présente au monde la Croix dans toute sa nudité.

Dans votre esprit, la perte du sens de Dieu et la perte du sens de l’adoration et de l’absolu divin sont-elles liées ?

La perte du sens de Dieu est la matrice de toutes les crises. L’adoration est un acte d’amour, de vénération respectueuse, d’abandon filial et d’humilité devant la majesté et la sainteté terrifiantes de Dieu. Comme Isaïe, l’homme se trouve devant cette Présence grandiose, face à laquelle les séraphins se crient l’un à l’autre ces paroles : « Saint, Saint, Saint, le Seigneur de l’univers, sa gloire emplit toute la terre » (Is 6, 3). Alors nous nous écrions avec le prophète : « Malheur à moi, je suis perdu, car je suis un homme aux lèvres impures, […] et mes yeux ont vu le Seigneur de l’univers » (Is 6, 5).
Devant Dieu, Isaïe tombe à genoux et se prosterne pour l’adorer et Lui demander d’être purifié de son péché. En effet, comment pouvons-nous nous prosterner et adorer si nous sommes pleins de péchés ? Comment tenir devant la sainteté de Dieu si nous nous accrochons à notre péché ? L’adoration est la marque la plus grande de la noblesse de l’homme. Elle est une reconnaissance de la proximité bienveillante de Dieu et l’expression humaine de l’étonnante intimité de l’homme avec Dieu. L’homme se tient prostré, littéralement écrasé par l’amour immense que Dieu lui porte. Adorer, c’est se laisser brûler par l’amour divin. On est toujours à genoux devant l’amour. Le Père seul peut nous indiquer la manière d’adorer et de nous tenir devant l’amour.
Il faut ainsi comprendre que la liturgie est un acte humain inspiré par Dieu, par lequel nous répondons à Dieu qui nous aime et vient vers nous avec tant de bienveillance.
Mais nous manquons d’adorateurs. Pour que le peuple de Dieu adore, il faut que les prêtres et les évêques soient les premiers adorateurs. Ils sont appelés à se tenir constamment devant Dieu. Leur existence est destinée à devenir une prière incessante et persévérante, une liturgie permanente. Ils sont les premiers de cordée. L’adoration est un acte personnel, un cœur-à-cœur avec Dieu, que nous avons besoin d’apprendre. Souvenons-nous de Moïse, qui a appris au peuple juif à devenir un peuple d’adorateurs, à se tenir filialement devant Dieu. Et c’est Dieu lui-même qui institue Aaron comme prêtre. Ce dernier exercera avec ses enfants le sacerdoce de Dieu. Les Hébreux savent qu’ils doivent garder la mémoire de la sortie d’Égypte à travers la célébration pascale, le grand acte d’amour de Dieu envers son Peuple, Israël.
Centrés sur eux-mêmes et leurs activités, préoccupés des résultats humains de leur ministère, il n’est pas rare que des évêques et des prêtres négligent l’adoration. Ils ne trouvent pas de temps pour Dieu, parce qu’ils ont perdu le sens de Dieu. Dieu n’a plus beaucoup de place dans leur vie. Pourtant, le primat de Dieu devrait signifier la centralité de Dieu dans nos vies, nos actions et nos pensées. Si l’homme oublie Dieu, il finit par se célébrer lui-même. Il devient alors son propre dieu et se met en opposition ouverte contre Dieu. Il agit comme si le monde était son domaine propre et réservé. Dieu n’a plus rien à voir avec la Création devenue propriété humaine dont il faut tirer profit.
Sous prétexte de « garder pur » le surnaturel, nous interdisons à Dieu d’entrer dans nos vies ; nous refusons l’incarnation. Nous refusons que Dieu se dise à travers l’Écriture, nous voulons donc la purifier de tous les mythes qu’elle contiendrait. Nous refusons la possibilité de dire Dieu par la théologie, sous le prétexte de maintenir sa transcendance. Nous refusons la piété, la religiosité, le sacré sous prétexte de ne pas introduire d’éléments humains dans notre relation à Dieu. Le cardinal Ratzinger écrivait dans L’Esprit de la liturgie : « Notre forme actuelle de sensibilité religieuse, qui ne perçoit plus à travers les sens la présence de l’Esprit, mène, presque inévitablement, à une théologie purement “négative” (apophatique), où la validité de toute image, de tout discours humain sur Dieu, est relativisée. Ce qui passe pour de l’humilité relève en fait d’un orgueil qui ne laisse aucune place à la parole de Dieu et lui ferme toute possibilité d’entrer réellement dans l’histoire. » À force de vouloir “garder pur” le surnaturel, on l’isole de la nature et le monde s’organise sans Dieu, de manière profane.
Dans Paradoxes, Henri de Lubac avait lui aussi considéré que « le dualisme auquel nous nous sommes, dans un passé récent, trop laissé entraîner, a eu pour résultat que les hommes, nous prenant au mot, ont écarté tout le surnaturel, c’est-à-dire en pratique tout le sacré. […] Ils ont relégué ce surnaturel dans quelque recoin éloigné où il ne pouvait que demeurer stérile. Ils l’ont exilé dans une province à part, qu’ils nous ont volontiers abandonnée, le laissant peu à peu mourir sous notre garde. Et pendant ce temps, ils se mettaient à organiser le monde, ce monde pour eux seul vraiment réel, seul vivant, le monde des choses et des hommes, le monde de la nature et le monde des affaires, le monde de la culture et le monde de la cité. Ils l’exploraient, ou ils le bâtissaient, en dehors de toute influence chrétienne, dans un esprit tout profane. […] Par un malentendu tragique, nous nous prêtions donc plus ou moins à ce jeu. Il y avait comme Sous prétexte de « garder pur » le surnaturel, nous interdisons à Dieu d’entrer dans nos vies ; nous refusons l’incarnation. Nous refusons que Dieu se dise à travers l’Écriture, nous voulons donc la purifier de tous les mythes qu’elle contiendrait. Nous refusons la possibilité de dire Dieu par la théologie, sous le prétexte de maintenir sa transcendance. Nous refusons la piété, la religiosité, le sacré sous prétexte de ne pas introduire d’éléments humains dans notre relation à Dieu. Le cardinal Ratzinger écrivait dans L’Esprit de la liturgie : « Notre forme actuelle de sensibilité religieuse, qui ne perçoit plus à travers les sens la présence de l’Esprit, mène, presque inévitablement, à une théologie purement “négative” (apophatique), où la validité de toute image, de tout discours humain sur Dieu, est relativisée. Ce qui passe pour de l’humilité relève en fait d’un orgueil qui ne laisse aucune place à la parole de Dieu et lui ferme toute possibilité d’entrer réellement dans l’histoire. » À force de vouloir “garder pur” le surnaturel, on l’isole de la nature et le monde s’organise sans Dieu, de manière profane.
Dans Paradoxes, Henri de Lubac avait lui aussi considéré que « le dualisme auquel nous nous sommes, dans un passé récent, trop laissé entraîner, a eu pour résultat que les hommes, nous prenant au mot, ont écarté tout le surnaturel, c’est-à-dire en pratique tout le sacré. […] Ils ont relégué ce surnaturel dans quelque recoin éloigné où il ne pouvait que demeurer stérile. Ils l’ont exilé dans une province à part, qu’ils nous ont volontiers abandonnée, le laissant peu à peu mourir sous notre garde. Et pendant ce temps, ils se mettaient à organiser le monde, ce monde pour eux seul vraiment réel, seul vivant, le monde des choses et des hommes, le monde de la nature et le monde des affaires, le monde de la culture et le monde de la cité. Ils l’exploraient, ou ils le bâtissaient, en dehors de toute influence chrétienne, dans un esprit tout profane. […] Par un malentendu tragique, nous nous prêtions donc plus ou moins à ce jeu. Il y avait comme une conspiration inconsciente entre le mouvement qui conduisait au laïcisme et une certaine théologie, et tandis que le surnaturel se trouvait exilé et proscrit, il arrivait qu’on pensât parmi nous que le surnaturel était mis hors des atteintes de la nature, dans le domaine où il doit régner ».
À la racine de cette attitude, il y a une théologie d’inspiration protestante qui vise à opposer la « foi » et la religiosité. L’attitude sacrée, la crainte religieuse seraient des éléments profanes et païens dont il faudrait purifier la foi chrétienne. On voudrait faire du christianisme un contact tout intérieur avec Dieu, sans traduction concrète dans la vie. Le christianisme devient une gnose. Ce mouvement a pour effet d’abandonner toutes les réalités humaines à elles-mêmes, à leur côté profane et fermé à Dieu. Cette gnose se mue en « pélagianisme » et en athéisme pratique.

Pourquoi dites-vous si souvent que le service du prochain ne doit se comprendre que par le service du Christ ?

L’homme blessé par le péché originel se révèle souvent égocentrique, individualiste et égoïste. Inspiré par le Christ, il sert son prochain. Sans le Christ, il ne connaît que son propre intérêt. Mère Teresa affirmait que sans la présence intense et brûlante de Dieu en notre cœur, sans une vie de profonde et intense intimité avec Jésus, nous sommes trop pauvres pour nous occuper des pauvres. C’est Jésus présent en nous qui nous presse vers les pauvres. Sans lui, nous ne pouvons rien faire. Nous sommes rarement capables de faire le don de nous-mêmes aux autres. Les chrétiens ne sont pas appelés à être seulement investis dans les actions humanitaires. La charité va bien au-delà. Souvent, l’action des organisations non gouvernementales humanitaires que j’ai pu observer en Afrique ou ailleurs est utile. Mais elle a toujours tendance à devenir un commerce où les intérêts rapaces se mêlent à la générosité.
La véritable charité est gratuite. Elle n’attend rien en contrepartie. La véritable gratuité vient de celui qui a donné sa vie gratuitement pour nous. La charité est une participation à l’amour même du cœur de Jésus pour les hommes. Sans le Christ, la charité est une mascarade. Quand les sœurs de Mère Teresa viennent dans un pays, elles ne demandent rien. Elles ne désirent rien d’autre que servir les plus obscurs bidonvilles, humblement, avec le sourire, après avoir longuement contemplé le Seigneur. Elles veulent simplement qu’un prêtre vienne célébrer la messe chaque jour dans leur maison. Ces femmes savent qu’il leur est impossible de mener à bien la charité sans l’aide du Fils de Dieu, car la source de l’amour est Dieu. Le Christ est notre modèle, lui qui disait : « Je suis venu pour servir, non pour être servi » (Mt 20, 28). C’est en lui et par lui que tout service nous est possible. Comme le dit saint Paul, « nous nous rappelons en présence de notre Dieu et Père l’activité de votre foi, le labeur de votre charité, la constance de votre espérance, qui sont dus à notre Seigneur Jésus-Christ » (1Th 1, 3).
Je suis convaincu que les organisations caritatives catholiques ne peuvent être des ONG parmi d’autres. Elles sont l’expression d’une foi rayonnante en Jésus-Christ. Tous les grands saints qui ont servi les pauvres ont fondé leur travail caritatif sur l’amour de Dieu.
Les mots prononcés par François à ce propos lors de l’homélie à la chapelle Sixtine, le 14 mars 2013, sont particulièrement éloquents : « Nous pouvons marcher comme nous voulons, nous pouvons édifier de nombreuses choses, mais si nous ne confessons pas Jésus-Christ, cela ne va pas. Nous deviendrons une ONG humanitaire, mais non l’Église, Épouse du Seigneur. Quand on ne marche pas, on s’arrête. Quand on n’édifie pas sur les pierres, qu’est-ce qui arrive ? Il arrive ce qui arrive aux enfants sur la plage quand ils font des châteaux de sable : tout s’écroule, c’est sans consistance. »

Avez-vous le sentiment que l’acte de foi est désormais mis au service du seul développement humain ?

Effectivement, nous travaillons trop souvent au service exclusif du bien-être humain. Mais le développement économique, la santé, la qualité de vie sont des choses importantes et indispensables. L’accueil des réfugiés qui ont tout perdu au terme de longs voyages harassants est une mesure d’humanité et de solidarité. Venir en aide matériellement à un nécessiteux est un acte fraternel de grande valeur : lorsque nous nous occupons d’un homme maltraité, nous nous occupons du Christ lui-même.
Saint Jean Chrysostome nous le rappelle avec véhémence. Il s’est élevé en même temps contre les fléaux sociaux, le luxe et la cupidité. Il a rappelé la dignité de l’homme, fût-il pauvre, et les limites de la propriété. Ses paroles sont cinglantes : « Des mulets promènent des fortunes, et le Christ meurt de faim devant ta porte. » Il montre le Christ dans le pauvre et lui fait dire : « Je pourrais me nourrir moi-même ; mais je préfère errer en mendiant, tendre la main devant ta porte, pour être nourri par toi. C’est par amour pour toi que j’agis de la sorte. » Il s’élève contre l’esclavage et son aliénation : « Ce que je vais vous dire est horrible mais il faut que je vous le dise : Mettez Dieu au même rang que vos esclaves. Libérez le Christ de la faim, de la nécessité, des prisons, de la nudité. Ah ! Vous frémissez. »
Comment nourrissons-nous notre amour du Fils de Dieu ? Quelles sont les marques de notre amour ? Les pauvres que nous servons doivent savoir au nom de qui nous les aimons. Les pauvres doivent connaître la source de notre générosité. Nous aimons car nous aimons le Christ. Nous aimons parce que nous avons été aimés par celui qui est amour et a livré son Fils jusqu’à la mort.
Dieu agit à travers nos pauvres personnes. La générosité, sans amour de Dieu, est un acte sec. Ce n’est pas faire preuve de prosélytisme que de parler à un pauvre de Dieu.
Ainsi Benoît XVI pouvait écrire dans Deus caritas est : « La charité ne doit pas être un moyen au service de ce qu’on appelle aujourd’hui le prosélytisme. L’amour est gratuit. Il n’est pas utilisé pour parvenir à d’autres fins. Cela ne signifie pas toutefois que l’action caritative doive laisser de côté, pour ainsi dire, Dieu et le Christ. C’est toujours l’homme tout entier qui est en jeu. Souvent, c’est précisément l’absence de Dieu qui est la racine la plus profonde de la souffrance humaine. Celui qui pratique la charité au nom de l’Église ne cherchera jamais à imposer aux autres la foi de l’Église. Il sait que l’amour, dans sa pureté et dans sa gratuité, est le meilleur témoignage du Dieu auquel nous croyons et qui nous pousse à aimer. Le chrétien sait quand le temps est venu de parler de Dieu et quand il est juste de Le taire et de ne laisser parler que l’amour. Il sait que Dieu est amour (1Jn 4, 8) et qu’il se rend présent précisément dans les moments où rien d’autre n’est fait sinon qu’aimer. Il sait que le mépris de l’amour est mépris de Dieu et de l’homme, et qu’il est la tentative de se passer de Dieu. »

Vous considérez donc que l’homme ne doit pas enfermer Dieu dans ses petits désirs ?

Même si l’homme le voulait, il ne réussira jamais à enfermer Dieu. Il doit plutôt aimer, écouter, adorer Dieu et suivre le Christ. Dans notre civilisation matérialiste, l’homme pense presque exclusivement à ses intérêts propres et étriqués. Il voit Dieu comme celui qui devrait lui apporter ce que la consommation ne lui donne pas. Dieu est utilisé pour satisfaire des demandes égoïstes. S’il ne répond pas, on l’abandonne. Certains vont même jusqu’à blasphémer son saint nom. La religion qui doit relier le ciel et la terre risque alors de devenir un espace purement narcissique. Certaines sectes évangéliques excellent dans ce commerce. On transforme Dieu en idole païenne qui doit assurer la santé, le bonheur, la prospérité et exaucer tous les caprices de l’homme. On commande des miracles et, immédiatement, il devrait les déverser sur nous. Voilà comment les sectes ridiculisent Dieu et se moquent des crédules, sans intelligence ni foi.
Je ne veux pas condamner les demandes que les hommes peuvent faire pour implorer une aide divine. Les beaux ex-voto des chapelles, des églises et des cathédrales montrent combien Dieu a pu intervenir pour aider des hommes. Mais la prière de demande se fonde sur la confiance en la volonté de Dieu ; le reste nous sera donné par surcroît. Si nous aimons Dieu, si nous sommes attentifs à accomplir joyeusement sa sainte volonté, si nous désirons prioritairement sa lumière, c’est-à-dire la loi de Dieu au plus profond de nos entrailles pour éclairer nos vies (Ps 40, 9 ; He 10, 5-9), alors il nous aidera naturellement dans nos difficultés.
La religion n’est pas un marché de l’offre et de la demande. Elle n’est pas un cocon confortable. Le socle du christianisme repose sur l’amour d’un Dieu qui n’abandonne pas ses enfants. Il ne s’agit pas de demander mais d’espérer et de faire confiance à un Dieu dont l’amour est inépuisable et qui répand sur nous sa miséricorde en délivrant notre conscience de ce qui l’inquiète et en donnant plus que nous n’osons demander (Collecte du 27e dimanche du temps ordinaire). Dieu est notre Père. Nous sommes ses enfants. Le christianisme invite à retrouver l’esprit de l’enfance. Notre religion est un élan du Fils vers le Père, et du Père vers le Fils. Simplicité, confiance, abandon entre les mains de Dieu : voilà notre chemin vers Dieu. La vie chrétienne est une conspiration de charité.

Avons-nous perdu le sens de la transcendance de Dieu ?

Dans la foi catholique, la transcendance est exprimée et symbolisée par l’autel. Que signifie-t-il ? Dans son livre La Messe, Romano Guardini l’explique merveilleusement : « On peut exprimer au mieux sa signification par deux images : il est seuil et il est table. Le seuil, c’est la porte, qui signifie une double chose : une frontière et un franchissement. Le seuil indique où quelque chose finit et où une autre commence. Jusqu’au seuil, nous sommes dans un lieu ; après le seuil, nous passons, nous entrons dans un autre. Comme seuil, l’autel forme d’abord une frontière ; la frontière stricte entre l’espace du monde et l’espace de Dieu, entre l’immédiateté de l’humain et la Transcendance du divin. L’autel nous fait prendre conscience des hauteurs où Dieu habite. On peut dire que ces hauteurs se trouvent “de l’autre côté de l’autel”, si on pense à l’éloignement de Dieu. On peut dire également qu’elles se trouvent “au-dessus de l’autel”, si on se réfère cette fois à la Transcendance de Dieu. Ces deux expressions ne doivent pas être comprises dans un sens corporel, matériel et spatial, mais dans un sens purement spirituel. Elles signifient que Dieu est l’Insaisissable, l’Inconnaissable, Celui qui est inaccessible à toute démarche et à tout effort qu’on ferait pour le saisir ; qu’il est le Puissant et le Majestueux, le Terrible, Celui qui est élevé au-dessus de toutes les choses terrestres : ce qui fonde cet éloignement et cette élévation, ce ne sont donc pas des distances spatiales, mais la nature même de Dieu, sa sainteté, à laquelle l’homme en tant qu’homme pécheur n’a pas accès. Et cependant, cette distance ne doit pas seulement être entendue au sens “purement spirituel”, je veux dire abstraitement, de façon intellectuelle. Tout dans la liturgie est symbole. L’autel n’est pas une allégorie, mais un symbole. Le fidèle en effet ne voit pas dans l’autel le seuil de la Transcendance et la frontière de l’au-delà comme s’il avait pris conventionnellement l’habitude de voir les choses ainsi : d’une certaine manière c’est réellement qu’il voit ce seuil et cette frontière. C’est pourquoi il ne sied pas que le prêtre célébrant se tienne “de l’autre côté de l’autel”, comme s’il prenait la place de Dieu. Ce faisant, il est comme un écran qui cache la Transcendance de Dieu. Il est un voile qui cache la majesté de Dieu. Ainsi au lieu de regarder Dieu, les fidèles regardent le prêtre. Et celui-ci, par ses mouvements, ses gestes et multiples paroles brouille le Mystère, cache la Transcendance divine.
» Il suffit à l’homme de se bien disposer intérieurement, de méditer silencieusement et paisiblement pour qu’il ressente vraiment le Mystère, et son cœur se remplit alors de respect et d’amour filial. Oui, si l’heure est très propice, il peut même apprendre à l’autel quelque chose de ce que Moïse a appris lorsque dans la solitude du mont Horeb il gardait le troupeau et que lui apparut soudain “l’Ange de Yahvé” sous la forme d’une flamme de feu jaillissant du milieu d’un buisson. Moïse regarda : le buisson était embrasé mais ne se consumait pas. Yahvé le vit s’avancer pour mieux voir et Dieu l’appela du milieu du buisson : “Moïse, Moïse !” “Me voici”, répondit-il. Alors il dit : “N’approche pas d’ici, ôte tes sandales de tes pieds, car le lieu que tu foules est une terre sainte” (Ex 3, 1-5). »


Couverture : N.W.
Photographies de couverture : © D.R.
© Librairie Arthème Fayard, 2019.
Dépôt légal : mars 2019
ISBN : 978-2-213-70708-2



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